J’irai jusqu’à la mer  par Laurent Hasse

?
1
Les Intellectruelles
Aunat, dans l'Aude
17.11.2007 - Voir la carte
2
Marcher seul
Roquetaille, dans l'Aude
23.11.2007 - Voir la carte
3
Amateurs de safaris
Castres, dans le Tarn
30.11.2007 - Voir la carte
4
Ultréïa !
Conques, dans l’Aveyron
06.12.2007 - Voir la carte
5
La boulanger de Cassaniouze
Cassaniouze, dans le Cantal
07.12.2007 - Voir la carte
6
Le village aux quatre bistrots
Saint-Cernin, dans le Cantal
09.12.2007 - Voir la carte
7
St-Just et la misère
Crocq, dans la Creuse
19.12.2007 - Voir la carte
8
Le vrai Père Noël du Cher
Bourges, dans le Cher
24.12.2007 - Voir la carte
9
A Casa Babylone
Orly, dans l’Essonne
- Voir la carte
10
Le sédentaire qui voyage à travers les autres
Pierrefitte, dans la Seine Saint-Denis
13.11.2007 - Voir la carte
11
La Confrérie de la Ficelle Picarde
Breteuil, dans l’Oise
20.01.2008 - Voir la carte
12
Une famille de France
Sains-en-Amiénois, dans la Somme
22.01.2008 - Voir la carte
13
Pense à moi
Saint-Momelin, dans le Nord
01.02.2008 - Voir la carte
14
Aujourd'hui j'ai vu la mer
Dunkerque, dans le Nord
03.02.2008 - Voir la carte

Laurent Hasse

Fanny, qui ne me connaissait pas, a eu la gentillesse de m’ouvrir sa porte. La maison est une imposante bâtisse dans la partie haute du village. Depuis qu’elle en a hérité, Fanny vit ici une partie de l’année. Elle participe au chantier de rénovation de la bâtisse mené par un groupe d’artisans spécialisés dans les écoconstructions. Le temps des travaux, tous vivent et dorment sur place. Ils partagent tout, les tâches, les repas, les rires et les discussions tardives. Les conditions de vie sont des plus simples, nous sommes tous logés à la même enseigne et campons entre les sacs de chaux et les tas de sable. La chaleur humaine compense le manque de confort.
La joyeuse bande se définit elle-même par un néologisme qui lui va comme un gant : « les intellectruelles ». Ils s’affairent à tous les niveaux de la maison. Les uns préparent la chaux mélangée au chanvre, les autres malaxent des enduits ou dessinent les courbes d’une alcôve qui accueillera prochainement une douche.
Amusé par cette joyeuse équipe, je décide de repousser de vingt-quatre heures la suite du voyage pour voir vivre et écouter les gens qui m’accueillent. Pour aussi, soyons honnête, reposer une cheville enflammée par une tendinite. Je n’ai pas fait cent kilomètres et voilà que mon corps se rebelle déjà. Ça promet.

À la nuit tombée, devant une tasse de thé et à proximité du poêle à bois pour ne pas trop souffrir du froid, Fanny revient sur sa jeunesse. Elle dit s’être gavée de cinéma les week-ends, avoir découvert la danse, Béjart… Elle raconte la sensation d’étouffement engendrée par la vie en ville et le lent processus qui l’a rapprochée de la campagne jusqu’à l’amener ici. Refaire la maison selon ses goûts avec des matériaux naturels, aller cueillir des champignons, des myrtilles. « Le plaisir de glaner », Fanny eut été parfaite pour le film d’Agnès Varda.
Le thé bu, une dernière bûche dans le poêle pour la nuit, Fanny livre quelques paroles avant de se retirer : « J’aurais jamais la télévision. Ici, le soir, surtout quand il fait froid, quand la nuit est tombée et que j’ai mangé, je vais me glisser sous la couette avec mes petites briques chaudes et retrouver les personnages de mon bouquin… Oui, c’est vraiment quelque chose qui me réjouit, c’est mon petit bonheur quotidien. »
Je n’ai pas emporté de livres. Ils ne me manquent pas, je n’en ai pas envie, je n’en ai pas besoin. Mes personnages romanesques sont ceux que je rencontre sur la route et qui, comme Fanny, m’offrent l’hospitalité, le temps d’une nuit.

Marcher seul, quinze, vingt, trente kilomètres. Arriver dans un lieu habité, hameau, bourg, ville ou village. Trouver où dormir et de préférence chez quelqu’un à qui parler. Chaque journée obéit à cette logique et pourtant chaque jour est nouveau. Ce matin, je ne sais rien du plateau que je quitte, devine à peine les virages de la route qui serpente en perdant de l’altitude. Le brouillard matinal ne laisse rien voir de la nature et s’il n’y avait le sac à dos pour me rappeler l’attraction terrestre, je jurerais flotter dans le coton.

© Laurent Hasse

– Moi, j’ai des petits fragments de bonheur. Tu le sais bien Fabienne. Aller à mon travail ou voir un match de rugby malgré la défaite, c’est du bonheur. Ce sont des petites choses effectivement mais ça finit par faire un tout. Tu n’es pas d’accord ?
– Tes fragments, moi ça m’évoque des miettes. Les miettes ça étrangle. Moi, je préfère une grosse bouffée de bonheur, un truc démesuré que tu sens passer.
– Mais tu vois bien qu’on est différents, heureusement. Si on avait besoin l’un et l’autre d’énormes bouffées, on raréfierait l’air du bonheur autour de nous.
Les échanges relèvent de la joute verbale dont je ne parviens pas à savoir si elle est une conséquence de ma présence. Les époux se donnent en spectacle et chacun campe sur ses positions. Gesticulante, la maîtresse de maison poursuit : « Moi, j’ai un côté amazone que j’assume. J’aime la chasse et les safaris, me mesurer aux éléments, aux bêtes. Il y a de l’adrénaline et c’est un grand bonheur. Il faut savoir tuer », dit-elle en montrant du doigt un cadre sur le mur où elle pose fièrement à côté de la dépouille d’un buffle. Le mari enchaîne : « Tu comprends à présent, Laurent, pourquoi face à une personne qui a tant de plaisir à tuer, je préfère ne pas faire ou dire n’importe quoi. »
Il rit, Fabienne un peu moins. Elle lui assure n’avoir jamais eu de pulsion de meurtre à son égard.

Alain lance une seconde pique.
– Heureusement, car si c’était le cas, tu supprimerais ta source de profit.
– Tu as raison, il ne faut pas tuer la poule aux œufs d’or. Mais ça n’arrivera pas car entre nous il n’y a rien de passionnel, donc on n’arrivera jamais à de telles extrémités… On se protège finalement.

Au petit déjeuner, Fabienne est aussi volubile que la veille. Telle la sœur cachée de Dalida qui aurait piqué ses piles au lapin Duracell, elle virevolte dans la cuisine tout équipée. Croissants, pain grillé, œufs brouillés, Dalida a toujours une raison de se relever et ne revient jamais les mains vides. Au énième aller-retour, elle rapporte mes vêtements qu’elle s’était proposée de laver hier au soir. Elle s’excuse de ne pas avoir eu le temps de les repasser, ce qui fait rire le mari qui ne manque pas de rappeler une vérité : je ne vais pas à un mariage, je traverse la France à pied. Alain, quant à lui, porte ce matin une grenouillère ornée de nounours en peluche, assortie à des pantoufles et à une robe de chambre de mêmes motifs. De bonne humeur, pour amuser la galerie, il fait danser ses chaussons comme s’il s’agissait de marionnettes. Rien ne laisse deviner que l’homme occupe un poste à responsabilités dans une holding au chiffre d’affaires de plusieurs milliards d’euros.

© Laurent Hasse

Dans l’église où l’organiste joue sans auditoire, la lumière qui pénètre par les vitraux de Soulages est parfaite et l’acoustique qui amplifie chaque note de l’orgue donne la chair de poule. Croyant ou non, impossible de rester insensible à la perfection de l’instant. C’est plus fort que moi, sans me soucier de savoir si cela est autorisé ou non, j’emprunte le petit escalier en colimaçon qui tournoie jusqu’à l’orgue. Le frère assis devant l’instrument n’est nullement surpris, ni dérangé par mon intrusion, comme s’il semblait l’attendre en vérité. Il continue de jouer, puis s’arrête, me regardant un long moment, souriant et silencieux. Et comme s’il me connaissait déjà et poursuivait une conversation, il déclare enfin : « Vous avez le privilège de marcher… Et marcher c’est un pas après l’autre, on avance, on avance… Marcher c’est aller de déséquilibre en déséquilibre en passant par des phases d’équilibre, autrement on n’avance pas. On ne sait pas ce qui nous attend forcément, mais on sait qu’on est attendu quelque part, que quelqu’un sera là. Donc c’est une marche pleine d’espérance. »
Il reste un long moment à me fixer et me sourit. Qui est cet homme ? D’où lui vient cette assurance à me parler de mon périple alors qu’il ne sait rien de moi ? Et pourquoi ce long silence ? Attend-il une réponse ou me laisse-t-il simplement le temps de réfléchir au sens de ses propos ? Il reprend : « Ultréïa ! C’est le mot qu’on dit à tous les pèlerins : va plus loin. »

© Laurent Hasse

© Laurent Hasse

Ciel bas, champs à perte de vue à gauche et à droite. Au milieu, un ruban que je déroule : tantôt bitume, tantôt gravier, tantôt terre battue, bordé de part et d’autre par un fossé gadoueux. Le paysage n’offre aucune distraction, ne me reste que la marche jusqu’à Saint-Cernin, village dont la particularité est de détenir le record hexagonal de pluviométrie, et de compter quatre bars pour mille cinq cents âmes.

Dès les premiers jours du voyage, j’ai pris conscience de l’importance stratégique des bistrots. Quelle que soit son identité, ses origines ou sa condition sociale, on y pénètre, salue poliment l’assistance, commande une consommation, après quoi on peut s’adresser à son voisin de comptoir sans être suspecté de quoi que ce soit. C’est là qu’en étranger de passage je peux faire des rencontres. J’ai bien tenté la chance dans d’autres lieux : marché, salle de bal ou sortie d’église… Mais un inconnu, pas très propre et pas rasé, empêtré d’un sac plus gros que lui, suscite plus de méfiance que de curiosité. Vérification faite à la sortie d’une école où l’instituteur soutenu par quelques parents m’avait sommé de « disparaître » sous peine de devoir en découdre avec la gendarmerie. Rien de tel quand vous entrez dans un café. J’en ai fréquenté une quantité impressionnante depuis le départ et ne compte plus le nombre de petits noirs, ni de pressions tièdes. À quand un guide des troquets de l’Hexagone ?

Aujourd’hui, dans le premier établissement, je suis le seul client. Dans le second, on ne parle que rugby entre hommes. Dans le troisième, un plasma diffuse du foot pour la jeunesse locale. OM contre AS Monaco. Les cris, les fanions et les écharpes au mur attestent d’un soutien motivé pour les Marseillais. Les jurons « putain d’Négro » ou « Joue bordel sale bougnoule » fusent à chaque occasion manquée. Je m’éclipse. Retour à casa Pepito où j’avais posé mon sac. Le patron est à présent totalement bourracho. Il ronfle face à la télé devant laquelle il a remplacé son fils. Sur l’écran on s’apprête à élire Miss France pendant que dans l’estaminet Pepito dort du sommeil du juste, et je suis sur le point d’en faire autant lorsque déboulent les pompiers. L’office religieux est terminé, mais les festivités commencent à peine. En une fraction de seconde, le bistrot désert prend un tout autre visage. Ça parle très fort, jure, rigole, picole, renverse, casse, et de plus belle. Bientôt, on ne sait plus qui fait quoi, qui boit quoi. Tout le monde se sert, se saoule, passe devant et derrière le comptoir, vide des verres cul sec et en remplit d’autres à mon intention et à celle de Pepito qui a remisé depuis longtemps son tiroir-caisse. Soirée, alcool, machisme, propos vaseux et humour gras. Heureusement au moment de me coucher, le chauffage, qui s’était déclenché automatiquement, a permis de gagner quelques degrés.

Il a plu toute la nuit, l’eau tambourinait sur les volets. Au réveil, ça continue et je compte sur le temps du petit déjeuner pour qu’un miracle météorologique se produise. Mais Dieu n’existe pas.
Au traditionnel café-croissant, Pepito préfère l’option quart de rouge et omelette aux lardons. Il ne semble guère plus frais que la veille. La mine déconfite, les yeux rougis, la même chemise, juste un peu plus froissée, un peu plus tachée. A-t-il fait un tour complet du cadran derrière son comptoir ?

Cédric, à l’extérieur, fume une cigarette roulée en contemplant au loin les cimes enneigées. C’est un grand gaillard, sec et musclé, au visage buriné et aux yeux perçants. Il porte un vieux pull et une barbe de plusieurs jours. « Être là, paisiblement, apprécier le moment, la chaleur du soleil, la chaleur d’une rencontre aussi. Ça, c’est des jolis moments de vie… Je contemple ce qui a été fait et ce qu’il reste à faire. »
Il parle de la maison que Natacha et lui ont entièrement retapée, agrandie aussi. Ils sont arrivés ici un peu par hasard. Pendant longtemps, le couple sans enfants cheminait au gré des contrats de Cédric. Chantier après chantier, ils dormaient, le plus souvent, directement sur place. Puis un hiver, il y a quelques années, ils se sont retrouvés sans chantier et donc sans toit. Loin des villes, la région offrait encore quelques maisons pas chères pour peu que l’on soit bricoleur. Motivés par l’imminence d’un heureux événement, ils décidèrent de se sédentariser ici. « C’est un tremplin cette maison, pour se poser un moment avant de faire autre chose. Et puis il y a les enfants aussi qui imposent de se fixer. La campagne me semblait plus intéressante pour les mômes. C’est un terrain de vie, d’exploration, d’épanouissement, un truc riche et fondamental à mes yeux. »
Nous faisons le tour du propriétaire, le terrain, la grange. Nous parlons de la région, de la nécessité des voyages et des directions que chacun emprunte pour trouver son bonheur.

– Saint Just, un député d’après la Révolution française, a écrit : « Le bonheur est une idée neuve. » C’est une très belle phrase pour une époque où les gens sortaient de siècles de servage, d’écrasement tant physique qu’intellectuel. Et je pense vraiment que la Révolution française a été un moment où, pour une des premières fois, on a pu espérer et aspirer au bonheur. Autre chose qu’une vie de labeur, d’obéissance et de courbage de nuque face à un seigneur qui avait tous les droits sur toi. L’homme pouvait enfin s’émanciper, et être libre de ses actes et de ses choix.
– Tu trouves que ce n’est plus le cas ?
– Non ! Aujourd’hui, on est dans une société de servage par le travail, les crédits, et l’abrutissement des médias. Bien sûr, il existe des espaces de liberté. Ils sont déjà dans la tête des hommes… Cet espace immense de rêverie, de projections et d’utopie.
À l’intérieur, Natacha et les enfants se tiennent à proximité du poêle à bois. La jeune maman a mis en stand-by ses activités professionnelles pour s’occuper entièrement d’eux. À onze mois et trois ans et demi, elle continue à les allaiter et ne souhaite pas, plus tard, qu’ils soient scolarisés, préférant se charger elle-même de leur éducation.

« Moi, j’ai vraiment suivi Cédric. Ça ne m’avait jamais traversé l’esprit d’aller vivre à la campagne. Je ne savais même pas ce que c’était. Ça fait sept ans qu’on est là. On a passé quatre ou cinq ans à ne voir personne. Personne ! Ou pratiquement personne à part la factrice et le boulanger… Mais on est encore là. Au-delà de la dureté, au-delà d’un moment difficile que tu finis par intégrer, je pense que cela nous a ancrés. » Et après un long silence : « Mais la vie est sacrément dure ici parce qu’il y a l’isolement social… la pauvreté, en fait. La pauvreté au sens large du terme. Pauvreté sociale, culturelle, économique et tout et tout. Et c’est vrai que parfois on en bave, mais ça ne dure que quelques minutes et après tu te ressources en regardant par la fenêtre ou dans les yeux de tes enfants qui pétillent, et c’est ça qui compte. C’est vraiment ça qui compte. C’est tellement plus important. J’aime bien le mot “incertain”. Je trouve qu’il englobe bien, qu’il embrasse bien tout ça. Aller vers l’aventure, ne pas calculer, ne pas prévoir… mais juste y aller. »
Je veux moi aussi continuer à savourer l’incertain. Sans obligation, sans contrainte. C’est avec cette pensée que je m’endors, chaudement enroulé dans mon duvet, au son des derniers crépitements des bûches dans le poêle.

© Laurent Hasse

Le centre avec ses rues piétonnes et commerçantes est plutôt agréable, la lumière souligne les colombages du vieux quartier autour de la cathédrale. Nous sommes le 24 décembre et partout des décorations pour le rappeler. Dans la cathédrale traversée de rayons de lumière, on vient en famille, en curieux, allumer un cierge, déposer une prière ou simplement lever le nez en direction des vitraux. À l’extérieur sur le parvis, on propose vin cuit et marrons chauds dans les petits chalets en bois du marché de Noël. N’étant attendu par personne, je me trouve plus d’un point commun avec le SDF assis comme moi sur le trottoir. J’y reste un bon moment avant que le Père Noël en personne ne vienne m’offrir un peu de son temps.
– Aujourd’hui, vous avez fait une bonne rencontre avec le Père Noël.
– C’était prévisible un 24 décembre.
– Oui, mais le vrai, c’était moins sûr. Parce que beaucoup sont juste habillés en robe de chambre avec quelques poils autour de la tête et des baskets aux pieds. Ça, ce n’est pas le vrai Père Noël, c’est se foutre de la gueule des gens, des enfants en particulier. Le vrai Père Noël sait leur poser les bonnes questions et donner de la joie et du bonheur.
– Alors plutôt que de traverser la France à pied, j’aurais simplement dû attendre Noël ?
En guise de réponse, il propose de me faire une place sur son traîneau pour m’emmener dans le nord du département.

© Laurent Hasse

Nationale 7, direction Paris. On est loin de la chanson de Trenet. Des magasins tous identiques, des entrepôts sans vie, des casses auto et des McDo. Juste le flot et le bruit incessant des bagnoles et la pluie. Le comble est atteint à l’approche de l’aéroport sous lequel passe la nationale devenue tunnel. Mon chemin s’enfonce sous les pistes de décollage. Le lieu est impossible pour le piéton. Je longe le torrent de voitures. Un panneau oblige à emprunter un souterrain pour changer de rive. De l’autre côté, le trottoir disparaît. Ne reste qu’une bande d’herbe maculée de papiers gras. Elle rétrécit, grignotée par le goudron et les chicanes métalliques puis finit par disparaître. Mais où passe le piéton ? Le piéton fait demi-tour comme un con. Il n’a pas d’autre choix. Il a de même abandonné l’idée de faire des rencontres avec les occupants des lieux puisqu’il se trouve coincé dans un « non-lieu ». Je retourne sur mes pas, m’engage sous l’aéroport, trouve un escalier de service et pénètre dans le ventre d’Orly. J’ai cru repérer une piste cyclable de l’autre côté de la nationale. Je m’en contenterais volontiers si toutefois je parvenais à trouver le bon couloir pour l’atteindre. Je marche depuis deux mois, et me voilà, sac au dos, dans un aéroport.

C’est bien le premier endroit où mon accoutrement passe inaperçu. Étrange sensation : le marcheur solitaire est sans doute le plus sédentaire de tous les vivants qui vont et viennent dans les zones de transit et devant les guichets d’enregistrement. Deux mois à marcher pour rester en France ! Vue d’ici, l’entreprise est ridicule puisqu’elle se résume à faire du surplace. Les tableaux d’embarquement annoncent des destinations toutes plus exotiques et lointaines les unes que les autres. Je suis le seul à rester punaisé en Hexagone, au ras des pâquerettes ou, plus exactement, collé à l’asphalte. Fuir l’aéroport, vite ! Je parviens enfin à trouver le sésame pour la piste cyclable. Il pleut franchement, j’avance sans lever les yeux. Je suis trempé, transi et nerveusement éprouvé lorsque j’arrive à Villejuif. Le « M » jaune du métro provoque un frisson tant il me dit que la maison est proche. Je craque et abrège cette triste étape en m’engouffrant dans une rame direction Paris. Deux changements et je pourrais être à la maison. Ma maison ! Assis au sec, après l’apaisement, c’est le sentiment d’enfermement qui gagne. Il se transforme en claustrophobie. Le métro est loin d’être bondé, bien moins en tout cas que tous ces matins où je l’empruntais pour me rendre au travail. Mais ça, c’était avant. Aujourd’hui, j’y manque singulièrement d’air. Je sors du wagon en catastrophe et finis les derniers kilomètres à pied.

Pierrefitte, on approche du Val-d’Oise. C’est encore la banlieue, plus pavillonnaire, pas plus gaie. J’y traîne à la terrasse d’un café en attendant l’arrivée de Bruno qui m’hébergera cette nuit. J’avais fait sa connaissance des années auparavant par le biais de sa compagne, cinéaste comme moi. Depuis le couple s’était séparé et les occasions de se voir s’étaient raréfiées. Nous passons la soirée « entre mecs » devant une bouteille de chinon. Et de quoi discutent deux hommes lorsqu’ils sont seuls ? Des femmes qu’ils aiment, ont aimé, ou aimeraient aimer. Bruno parle longuement de celle qui a claqué définitivement la porte du pavillon devenu trop grand sans elle. Je pense à celle que je viens de laisser ce matin dans son appartement mouchoir de poche. Le vin aide aux confidences et au spleen.
Bruno est gardien de nuit par nécessité et photographe par passion. Il expose en ce moment dans les salons de l’hôtel de ville une série de clichés qui survolent dix années à couvrir des manifestations sportives ou politiques. Il a intitulé l’exposition « FRAGILE ». Et « fragile » est également le qualificatif qu’il emploie à propos du bonheur : « essentiel et fragile ». Un bonnet vissé sur la tête et des gants de cuir pour lutter contre le froid, il marche à grandes enjambées en direction de la mairie pour me montrer son travail.

Les paroles de Bruno disent ses convictions, autant que son attachement à l’endroit. « Pierrefitte, je m’y sens bien. Je crois que son lieu de paix, on peut se le créer n’importe où. Ce qui me plaît ici, c’est qu’on n’a pas besoin de faire le tour du monde. Tu peux voyager rien qu’en rencontrant les gens. Et comme je ne suis pas un grand voyageur, c’est vraiment ça qui m’intéresse : croiser des gens qui me parlent de leurs pays, de leurs régions. »
Il tend un doigt menaçant en direction de la nationale qui coupe la ville de part en part. « Tu vois ici, les voyous, la racaille, les délinquants, c’est ça ! Ce sont ces putains de voitures. Si tu les enlèves, il n’y aura plus de bagnoles à cramer ou à voler. Il faut savoir qu’ici les types votent pour l’extrême parce qu’on leur dégonfle les pneus ou qu’on fracture leurs caisses. Ici, les faits-divers sont souvent liés aux bagnoles donc supprimer les bagnoles, c’est supprimer les tentations de délinquance. » Les photos de Bruno sont de grands tirages en noir et blanc, un peu jaunis. Ils ne sont pas encadrés et sont accrochés de manière rudimentaire. Comme un travail en chantier, un « work in progress » dirait-on dans une galerie d’art. Sur les murs, des sans-papiers battant le pavé jouxtent des badauds guettant le passage du tour de France, des supporters de foot côtoient des syndicalistes en lutte.

« Remettre l’humain au centre de toutes nos préoccupations. » C’est ce que disent toutes les photos de Bruno. « Tant que les cinq sens sont mis en éveil, alors il y a bonheur car il y a échange. Je ne serais pas photographe sans cela. En rencontrant les gens, je me rencontre moi. » Il parcourt et commente ses images accrochées aux cimaises, elles ont toutes été prises en Île-de-France. « Je suis un sédentaire qui pense que si tu n’es pas heureux à un endroit, aller ailleurs ne résout rien. En fait, on n’a pas tellement envie de se déplacer et les gens qui le font, c’est souvent pour des raisons économiques ou géopolitiques. Toi, tu fais un vrai voyage, et c’est peut-être juste pour te convaincre que là où tu es, c’est bien et que c’est là que tu dois faire ta vie. C’est aussi une forme d’utopie que d’aller chercher le bonheur ailleurs. Moi, je me place plutôt dans le camp de ceux qui disent qu’il est quelque part par ici, en région parisienne. »
Peut-être… Mais je continuerai jusqu’à avoir les pieds dans la mer du Nord. Alors seulement je pourrai rentrer.

Dans la salle des fêtes, le maire a convié ses administrés à la traditionnelle cérémonie des vœux. Je m’invite à la soirée. Il faut patiemment entendre quelques discours, heureusement brefs puisque tout le monde lorgne vers le buffet, moi le premier. Mon repas du jour sera constitué d’un assortiment de sandwichs, toasts saumon, tarama, tapenade, petits fours sucrés, macarons, charlotte, mousse chocolat et autres joyeusetés multicolores.
– Vous n’êtes pas d’ici ?
– Non.
– Mais vous êtes bien journaliste ?
– Euh… en quelque sorte. Pourquoi ?
– Jeune homme, vous avez devant vous le président de la Confrérie de la ficelle picarde !
L’homme voudrait être filmé, photographié, que l’on écrive à son sujet ou au moins qu’on l’écoute vanter les mérites culinaires de la région. Je me prête de bonne grâce à sa volonté puisqu’il reste à proximité du buffet, me permettant d’en faire autant. Je passe là près de deux heures et enchaîne les coupes de mauvais champagne et de crémant. De sorte qu’une fois le buffet définitivement pillé, je suis passablement ivre. Sous une pluie battante, m’accrochant aux murs, je traverse la ville en zigzagant. Dos à la porte du motel, sous l’œil amusé d’un client qui grille une cigarette à la fenêtre, j’urine en invectivant les éoliennes qui restent sourdes à mes incantations. Don Quichotte n’est pas loin. Quand reverrai-je ma Dulcinée ? Piteux, je m’écroule tout habillé dès la chambre regagnée.

J’ai fini la nuit les pensées brouillées devant une chaîne cryptée ou l’inverse. Au matin, je refile vers le centre en passant devant trois boulangeries. Dans chacune d’elles, j’achète une viennoiserie comme pour établir un comparatif et surtout pour éponger les excès de la veille. Aucune douceur sucrée ne trouvera grâce à mes yeux, leur seul mérite est de replâtrer l’estomac.
Le patron du PMU veut apporter sa contribution à ma quête de bonheur en n’y voyant qu’un « synonyme d’argent et de santé ». Des propos mille fois entendus depuis la frontière espagnole, qui me font croire que si telle est la vérité, user semelles et moral sur les routes de France est une entreprise inutile. Heureusement, il y a les paysages, heureusement, il y a les lumières, heureusement, il y aura d’autres rencontres. Et tous les instants de plénitude et de méditation dans lesquels la marche vous embarque.

© Laurent Hasse

Lorsque j’entre au café de Saint-Momelin, transi de froid et trempé, le patron, qui profitait de l’absence de clients pour passer la serpillière, abandonne de suite son balai. Avant même que je n’ouvre la bouche, il m’invite à étendre mes affaires près de la cheminée allumée. Mon reflet dans le miroir me fait rire. J’ai l’air d’un poulpe dégoulinant. Pitié ou compassion, le patron m’offrira un, puis deux grands cafés en me questionnant sur mes « exploits » et leurs raisons d’être. Je lui parle de l’envie d’ailleurs et de l’accident qui avait failli me coûter la vie, et en réaction duquel je veux, à présent, être au monde, le bouffer, le fouler. L’homme me montre un moignon en guise de main droite, une main gauche guère plus vaillante et des cicatrices et des greffes de peau sur les avant-bras. Lui aussi est passé par les cases « accident » et « hôpital ». Lui aussi se sent un peu miraculé, même si toute son existence en a été bouleversée. Un crash autrement plus sérieux que celui que j’ai subi. Il raconte une voiture dont il n’était que passager, trois tonneaux qui se terminent contre un poteau électrique, le poteau qui rompt, le câble qui casse, l’étincelle qui enflamme l’essence s’échappant du réservoir éventré. L’explosion… Brûlure sur quatre-vingt-cinq pour cent du corps, trois mois et demi de coma artificiel, des opérations et des greffes par dizaines et plusieurs années avant de refaire surface.

Le vieux poulpe en quête de sensations fortes se sent soudainement ridicule et sa quête de bonheur attendra. Sur le pas de la porte, alors qu’il m’aide à me réharnacher, c’est le « miraculé » qui a le dernier mot : « Vas-y, mon gars. Fonce. Va jusqu’au bout. Tu y es presque. Et quand tu seras face à la mer, pense à moi. »

© Laurent Hasse

Laurent Hasse est né en Lorraine en 1970. Après l’obtention d’un bac littéraire, il part étudier le cinéma documentaire à l’Université du Futuroscope de Poitiers. Il en sort titulaire d’un D.U.E.S de réalisation documentaire et fait ses premiers pas dans l’audiovisuel en tant que caméraman pour la télévision et des productions institutionnelles.
Il deviendra par la suite assistant réalisateur sur les films de Jean Schmidt, avant de signer une première réalisation primée dans différents festivals. Il partage à présent son temps entre l’écriture et la réalisation de films documentaires et la captation de spectacles vivants (musique, danse, théâtre) pour la télévision, le web et l’édition DVD.

 

Pour en savoir plus sur ce film, consultez cette interview de l’auteur.

Plus d’informations

Son livre

couv_livre
J’irai jusqu’à la mer, éditions Payot, (2015)

 

 

 

Son documentaire

couv_film_affiche-228x300
Le Bonheur… Terre promise, productions Docks 66, 94 min (2011)

 

 

mais aussi :
Aimé Césaire, un Nègre fondamental, 52 min (2007)
Sur les cendres du vieux monde, 75 min (2001)

Fin de ce Récit

Vous souhaitez donner votre avis?
Récit suivant:
Accueil
Archives
(Tous les numéros)
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
Pour une meilleure expérience de lecture, veuillez positionner votre écran en mode "paysage", merci !
IGNORER CE MESSAGE
Votre message a bien été envoyé, merci !
FERMER
Félicitations ! Vous êtes désormais inscrit à la newsletter.
FERMER
Séparez les adresses par des virgules (maximum 10)