Les aventures africaines de Mungo  par Théo du Couëdic

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1
Descente du Lac Volta
Lac Volta, Ghana
02.2015 - Voir la carte
2
La cité d'or
Mali, Kéniéba
12.2015 - Voir la carte
3
Errements nocturnes
Dakar, Sénégal
12.2014 - Voir la carte
4
Course de pirogues
Saint-Louis, Sénégal
12.2015 - Voir la carte
5
La gargote de tous les possibles
Ziguinchor, Casamance, Sénégal
12.2015 - Voir la carte
6
Traversée du désert
Sahara occidental
11.2014 - Voir la carte
7
Retour de pêche
Nouakchott, Mauritanie
11.2014 - Voir la carte
8
Coucher de soleil à la plage du paradis
Paradise Beach Kaf Lahmam
10.2014 - Voir la carte
9
Peur irrationnelle aux abords de Tanger
Tanger
10.2014 - Voir la carte
10
Asilah, les prémices du Maroc
Asilah, Maroc
10.2014 - Voir la carte

Théo du Couëdic

Un ferry parcourt le lac Volta du nord au sud. Il traverse la brume, insaisissable et nul n’est capable de prévenir sa venue avec exactitude. On peut le deviner, dans l’obscurité, par ses néons qui brillent au loin. Il braque alors ses lourds faisceaux lumineux sur une chute de terre. Et le ferry vrombit, impétueux, pour annoncer son départ.
J’installe ma tente sur le point le plus haut. Les vestiges de musique sauvage provenant de la côte se mêlent au ronronnement du moteur et aux ronflements des passagers. Les gens sont allongés pêle-mêle sur des tables, tapis de sols et banquettes de bois. Chaque parcelle d’obscurité cache un corps humain. Je trébuche parfois, balbutie quelques excuses dans un anglais approximatif, puis fume une cigarette en regardant les sillons troubles soulevés par le navire. L’aventure se mêle à la mélancolie, alors que la fatigue tarde à venir.

Le lac Volta sous une nappe de brume

C’est l’aube.
Et avec elle : un millier d’histoires qui se répètent à chaque nouvel accostage. Les femmes croulent sous la charge de tréteaux de pailles alors que les hommes somnolent au sommet des points de chute. C’est un va et vient continuel entre les villages et l’embarcadère. Le bastingage se noie sous des montagnes de ce foin jaune comme le blé. On trouve, en-dessous, des rangées d’ignames dans des bacs de bois construits pour l’occasion. Les villageois plantent les derniers clous sous mes yeux. Et quelques poules piaillent dans ce désordre organisé.
Alors que la brume se noie dans le lac, on ne distingue plus l’une de l’autre. Le ciel passe du flocon de neige au lait caillé, puis se découvre sur une timide sphère couleur rouille, semblable à la lune dans la taille et dans la forme. Au loin s’étendent des bans d’une terre jaunie, cramée par le soleil. Plusieurs palmiers se dressent fièrement sur un îlot et le ferry slalome entre des rondins de bois. Le jour n’interrompt pas la nuit, et vice-versa. Des éclats de voix peuvent résonner à toute heure car le temps n’a pas d’emprise. Et le sommeil n’est pas roi.

Sur le toit d'un bateau, dans la brume, en descendant le Ghana du nord au sud, sur le Lac Volta.

Mon compagnon de route joue à cache-cache avec la cuisinière. Il écume le pont à sa recherche, puis se laisse distraire par des camaraderies éphémères, quoique profondes. Des liens se tissent. Et ses yeux bleus teintés de vert, immensément ouverts, se font curieux. J’entends ses propos par bribes, alors que le soleil gravite lentement dans le brouillard matinal.

“La bière matinale, c’est comme la première cigarette : la meilleure. Le corps a vécu plusieurs heures dans l’abstinence et ça en devient intolérable ! »

Il ponctue ses propos en tirant de longues bouffées de tabac, une pinte de bière à la main. Il semble comme un adolescent qui s’imprégnerait du soutien-gorge de la femme qu’il fantasme de longue date.

« La bière est chaude… qu’importe ! »

L'animal change bien souvent d'apparence. Le voici sur une plage marocaine, plusieurs semaines avant notre excursion sur le lac Volta.

Le pont s’anime lentement et le pirate, au visage beau et régulier, virevolte dans tout ça. Dès qu’on lui prête une admiration pour acquise : il s’enfuit, narquois, sourire carnassier aux lèvres. On le retrouve à faire la vaisselle comme à courtiser les dames, toujours au grand bonheur des autres passagers, qui flairent la distraction.
L’imprévisibilité est le fort de ces hommes-là.
Elle tient tant à cœur à notre personnage, qu’il en devient précis dans son inexactitude. Il dévaste les cantines de bières tel un ouragan en folie, puis s’offre une orgie de poulets rôtis avec des enfants des rues. Les femmes sont pour lui comme boire de l’eau dans un ruisseau, ou s’enfuir dans la forêt : une nécessité presque quotidienne.
L’honnêteté profonde est sa vertu, quand son instinct animal n’accorde aucune concession. Il ne conçoit pas la lumière et l’obscurité comme un rythme de vie, mais comme des montagnes vertigineuses à escalader et dégringoler.

« A quoi bon dormir… il faut brûler la vie ! »

C’est le Robin des bois des temps modernes, avec des mœurs à la fois violentes et douces. Les extrêmes se rejoignent bien souvent.

Après la traversée du lac Volta : traversée d'un ponton à Ada, dans le sud-est du Ghana.

Bienvenue dans une terre qui respire l’or. L’eldorado des temps modernes.
Bienvenue à Kéniéba.
Les montagnes se noient dans la brume aux abords de la ville alors que le soleil couleur jaune pépite plonge dans les nuages ; et il y a cette rengaine qui trotte : « Pourquoi pas moi ? ». L’appel de l’or dévoile les natures humaines. Il y a le chanceux qui amasse un magot sans trop se fouler, l’imitateur qui espionne son voisin et le bandit qui détrousse les autres sans distinction. Il y a ceux qui s’y prennent mal, ceux qui s’y prennent bien. Les travailleurs téméraires qui se lèvent à l’aube, ceux qui continuent à fouiller la terre dans l’obscurité. C’est l’échantillon humain dans toute sa diversité : la sociologie des chercheurs d’or.
Et la cité baigne dans la poussière.

Clément (à droite) et l'auteur, tout à son enthousiasme, sur une moto Jakarta, à Ségou, au Mali.

On raconte qu’au Mali tu peux acheter une Jakarta d’occasion en moins d’une minute. Ces petites motos à quatre vitesses écument la ville en soulevant des nuages de terre rouge. Mes sinus sont gorgés de cette texture brunâtre qui me refile des migraines. Ma narine gauche pisse le sang à intervalle régulier. Le coton tige blanc n’en porte que le nom.
Kéniéba est la ville des promesses incertaines. Des maliens ondulent avec des bagues aux doigts et des bracelets plaquée or aux poignets. Certains deviennent riches comme Crésus en un claquement de pioche. On peut même trouver une pépite sur un terrain de football durant la saison des pluies. D’autres ne peuvent se payer qu’un repas par jour. C’est le loto.
Les minerais s’étendent d’un petit bout du Sénégal jusqu’au Mali, sans se soucier de notion de frontière. La première exploitation est loin d’être un bout de paradis, elle a fermé à cause de cette « fameuse maladie ». On dirait un bidonville nomade, avec des campements en toile, des cases en paille et des gosses qui jouent dans la terre au milieu des déchets. Le chanceux a vite fait de se tirer d’ici. Et pas en taxi-brousse.

Je rencontre quelques employés de la cité minière dans une auberge. Ils travaillent dans la logistique pour des entreprises privées. Ces hommes ont laissé leurs familles à Bamako et vivent ensemble dans un campement.

« Des blancs viennent du monde entier pour travailler ici, les sociétés ont besoin de leurs compétences. Ils gagnent au minimum quatre millions CFA. L’Etat a construit des campements de luxe pour eux. Ils ont un million de bonus le week-end et dépensent tout sur place : avec du gazon, une piscine, du champagne à gogo et des prostituées qui descendent de Bamako… »

Un burkinabé chercheur d’or me donne des informations supplémentaires. Il m’explique la galère et les systèmes d’entraide :

« Si quelqu’un trouve de l’or, il donne un pourcentage aux personnes de son périmètre. »

C’est la place des contrastes, la cité multi-facettes qui ne sourit pas à tout le monde. Un refrain vieux comme le monde.

Située au pied de la falaise du Pays Dogon, la plaine du Séno-Gondo s'étend jusqu'à la frontière burkinabé.

Piment d'un rouge saisissant au Pays Dogon, Mali.

La diablesse me toise, narquoise, et donne le ton :

« T’as commencé avec moi, tu finis avec moi. »

On est au milieu de la nuit et une cuillère pleine à ras bord de soupe tremble dans ma main. On a les deux coudes posés contre l’accoudoir et on se jauge mutuellement. Le bar est presque vide, mais j’entends la musique de la boîte de nuit voisine en fond sonore. Une canne de billard vient claquer le cul des boules à quelques mètres derrière moi. Dans quelques instants Dakar se mettra à ronronner.

J’établis un constat simple.

« Tu as essayé de me piéger… »

Elle rit.

« Montre moi que tu es un homme et termine ton bol de soupe. »

Je sens mes yeux s’humidifier et ma langue devenir râpeuse, mais je continue vaillamment. Erika se moque de moi, sans méchanceté. Je sirote quelques gorgées de Flag, mais ça ne fait qu’attiser le brasier ardent. J’essaie d’avoir l’air cool.

« Tu as quel âge ?
– On ne demande pas son âge à une dame mon petit. Tu ne sais donc pas ça ? »

Ce que je sais, c’est qu’elle s’appelle Erika, qu’elle a vécu 17 ans de sa vie à San Francisco et que sa maman est Libérienne. Je sais aussi qu’elle est très belle, plus âgée que moi et qu’elle n’aurait aucun mal à me manger tout cru. Mon mutisme apparent ne cache en réalité qu’une grande difficulté à retrouver mes esprits. Elle me parle vaguement de sa vie.

« La vie a été bonne avec moi. Je suis en bonne santé et aucune personne de ma connaissance n’est morte de la maladie ! »

Ebola…

Elle pose un doigt sur mes lèvres pour m’induire au silence. Les premières notes de « Papaoutai » version africaine retentissent comme un écho. Je marque le rythme du pied droit, malgré moi.

« Continue à manger, mon petit toubab. Le piment c’est bon pour enlever les effets de l’alcool. »

Sa voix de velours cache une autorité sans faille. Elle me foudroie du regard dès que je fais mine de poser ma cuillère à soupe. J’arrive finalement au bout de mes peines. Il faut préciser qu’un litre de rhum brun coule dans mes veines, soit l’anesthésiant nécessaire pour ne pas cracher du feu. Erika se lève. Je vois sa bouche former une moue approbatrice. Elle hèle le cuisinier :

« Devine quoi ! Le toubab a mangé toute sa soupe jusqu’au bout ; j’avais mis six cuillères de piment !
– Lui c’est un grand Saï Saï ! »

Elle m’embrasse sur la joue et regagne la piste de danse en ondulant des fesses. Ses cheveux tressés flottent dans son dos.

Je pousse la porte matelassée du bar pour respirer l’air de la ville. Je titube légèrement mais mon regard est clair. J’ai le temps de parcourir quelques mètres avant d’entendre une voix retentir dans mon dos :

« Je te suce ! »

Je me retourne. Une belle femme, quoique vulgaire et en mini-jupe, me couve de ses yeux cernés de noirs. Sa bouche s’étire en cul de poule.

« Viens je te suce ! »

Poussé par une curiosité malsaine, je pars à la pêche aux informations.

« Tu me suces où ? »

Je n’aime pas entendre ces mots sortir de ma bouche, mais je me sens comme un reporter de Vice en mission nocturne. La prostituée s’approche de moi et s’empare de mon entrejambe. L’index de sa main libre pointe un lieu insalubre faisant office de dépôt de poubelles.

« Viens avec moi, je te montre ! »

Je m’écarte sans brusquerie.

« Je ne paye pas pour faire l’amour, je suis jeune et fort. »

Ma voix sonne faux.

« C’est mon métier. J’ai quarante ans, tu sais. »

Elle va s’adosser contre la vitre d’un taxi, mécontente, et je poursuis mes pérégrinations au cœur de Dakar.

Quelques pas plus loin, un jeune avec un bouc bien entretenu m’interpelle devant son stand de café ambulant.

« Salut mon ami ! Petit café ou grand café ? »

J’en commande deux petits, le regarde effectuer les mélanges d’un geste expert, puis pose cents francs CFA dans la paume de sa main. Je sirote le premier et offre le deuxième à un rabatteur avachi sur le dossier d’un scooter. Il se pousse pour me laisser une place. On fait crépiter une ou deux cigarettes. Je décide d’engager la conversation :

« Ici de vieux croûtons font l’amour à de superbes femmes d’une vingtaine d’années. Je n’ai pas l’habitude de voir ça.
– C’est l’argent qui veut ça, acquiesce-t-il de la tête. »
Quelques instants passent, puis mon compagnon d’infortune semble se rappeler pourquoi il se trouve là. Il me demande de faire un tour avec lui dans son magasin à deux pas d’ici « pour le plaisir des yeux ».

Ma réponse est sans appel :

« Tu sais que je suis pas le bon client. Tu m’as pris pour une frite ? »

La course de pirogues bat son plein. Les meilleurs pagayeurs du pays se disputent un bout du fleuve Sénégal, sous les injonctions sauvages de milliers de Saint-Louisiens. On ne distingue plus un bout de terre nue. Tout fait office de perchoir. C’est à celui qui montera le plus haut possible. Une partie de la foule est juchée sur les toits des maisons environnantes. Un enfant contemple la scène sur les épaules d’un basketteur. Un autre sur le dossier de son scooter. D’autres bambins sont ballottés sur le dos de leur mère et leurs grands yeux marrons roulent dans toutes les directions. Je fige leur regard par une grimace. Ils agrippent la tunique orange et or de leurs mamas en guise de réponse. C’est une scène de liesse, un peu irréelle. Un trop-plein de vie qui en devient torpeur. Un trop plein de couleurs qui en devient brouillard. Un trop plein de sonorités qui en devient clameur. La structure métallique du Pont Faidherbe a disparu, engluée de corps attentifs et tendus.

Les concurrents font dessaler leurs pirogues. Des dizaines et des dizaines de têtes émergent du fleuve, puis grimpent nerveusement sur l’embarcation pour écoper l’eau et reprendre de la vitesse. Les vainqueurs tendent vers notre direction leurs biceps gonflés par l’effort. Ils sont hilares, fiers comme des loirs. Tout le monde se rue à leur rencontre, certains vont jusqu’à plonger tout habillés dans le fleuve. La marmite est montée à ébullition ; mais quelqu’un y a versé des gouttes de gnôle.

Une plage, à Saint-Louis, au Sénégal, située sur la langue de Barbarie.

« La Corra » ne paye pas de mine d’extérieur. La taverne est coincée entre un atelier de menuiserie et un barbier-coiffeur. On distingue de la rue quelques planches rouillées de mauve qui forment une toiture. Le bâtiment est difforme. Et beaucoup de gens passent devant cette gargote sans même en soupçonner l’existence.
Une fois passé un rideau rapiécé et un mendiant en chaise roulante, j’entre dans les ténèbres. Des néons rouges aux murs tamisent le décor et permettent de deviner quelques formes humaines. Des gens sont agglutinés autour d’une table tels des grappes de raisins noirs. L’ambiance est grondante, plongée dans la demi-mesure. Hors du temps. La musique flotte dans l’air sans jamais prendre le dessus. J’aperçois quelques bouteilles poussiéreuses qui traînent sur une planche derrière le barman. Ce sont les alcools forts. Une immense glacière remplie de bières glacées lui arrive au niveau des hanches, à 1 000 CFA pièce. Une mine d’or qui paraît inépuisable. «Boire c’est bien, manger c’est mieux ». Les lettres d’or semblent lécher le mur rouge, hypocrites. Il est 22 heures.
Et “La Corra” ne ferme jamais.

La barman s’appelle Maria’ma. Derrière une peau pigmentée de tâches brunes se cache une belle femme avec un corps bien proportionné, une coupe afro et un regard de braise. La lumière et les effluves d’alcool jouent en sa faveur. Maria quitte régulièrement son poste pour venir onduler de la croupe, caresser une épaule du bout des doigts ou distribuer des sourires. Elle pose ses coudes sur le bar du coucher du soleil jusqu’à l’aube.
Je me dirige vers un coin plus sombre que les autres et allonge mes jambes. Je sens quelques regards me suivre des yeux. Les femmes paraissent esseulées. Elles éclatent d’un rire trop bruyant et leur curiosité apparente cache difficilement le vide de leurs regards. La seule chose que l’on sert est une assiette de porc. Soit. Je commande une bière et en verse quelques gouttes sur le plancher, pour les ancêtres. Les frites sont croustillantes, les crudités parfumées et le pain fait office de couverts. De leur côté, les morceaux de porc sont dégueulasses, à l’image de la merde qu’ils ingurgitent depuis leur venue au monde.

On s’y perd ou on s’y trouve, mais « La Corra » ne laisse personne indifférent. C’est un lieu prisé pour philosopher de bon matin, draguer sans fioritures avant l’aube, se flamber la gueule à toute heure, ou tout simplement se faire oublier. Les chiottes sont propres et on s’y torche à l’eau. Personne ne juge personne. La semi-obscurité régnante met tout le monde au même niveau. L’ambiance tressaute, bat son plein et se fige pour mieux reprendre. Aux bagarres se succèdent les scènes de liesse. Une place inspirante pour le jeune écrivaillon en herbe que je suis. Une aubaine pour mon compagnon de route qui passe par tous ces états au cours d’une même journée.

Mon compagnon de voyage alors qu'il fait du stop sur une plage de Cap Skirring, en Casamance, dans le sud du Sénégal.

Les gardiennes des longues plages qui jalonnent Cap Skirring, en Casamance.

On traverse le Sahara Occidental du nord au sud, jusqu’à la presqu’île de Dakhla. Le désert laisse place à un banc de sable brûlé qui s’étale sur des kilomètres de long. Les voiles des kitesurf brillent à l’horizon. Le bleu clair de l’Océan Atlantique contraste avec un désert impitoyable. Après dix-huit heures de bus, la peau se dessèche, les lèvres se craquellent et le regard devient trouble. On suffoque. Et les barrages de police se succèdent. J’enlève mes lunettes noires pour qu’ils reconnaissent la photo de mon passeport. Je plisse des yeux comme une hyène surprise par des phares de voitures. Dans ce coin-là, les occidentaux ne passent déjà plus inaperçus.

Il existe un no man’s land de six kilomètres entre la frontière maroco-mauritanienne. Un espace en dehors de toute juridiction, marqué par les affrontements passés. On traverse cette bande de terre à pied, le chech autour de la tête, après avoir dormi à la belle étoile au poste frontière. Je vois des voitures calcinées et des douilles de balle écrasées par le passage des camions. Des troupeaux de dromadaires cheminent au loin, imperturbables. Il y a des sillons de sable en guise de route, qui partent dans tous les sens. Mais gare à celui qui s’égarerait : les alentours sont minés.

« La route sera longue, aride », crache Clément du bout des lèvres, une clope au bec.

J’acquiesce en regardant les dunes au loin. Quelques bornes plus tard, on arrive au poste frontière, ça sent l’odeur de chiotte et la galère administrative. Ils me prennent en photo. Les yeux cernés. La peau rendue livide par le flash de l’appareil.

Avec Clément, on commence à fonctionner à l’africaine. Nous avons notre technique pour marchander avec les taxis attrape-touristes. Lui plisse des lèvres, marmonne un prix dans sa barbe, puis s’éloigne en déplaçant de la poussière avec ses gros souliers. On entend sa voix comme un écho :

« C’cher. »

De mon côté je palabre, noie le poisson, discute de tout et de rien. Puis Clément revient :

« J’vais parler tranquillement avec mon ami maintenant. »

On revient en plantant le clou final :

« Le temps que tu marchandes avec moi, je serai déjà là où je veux aller. »

Un chameau sous les ordures, à Nouakchott, capitale de la Mauritanie.

Les pêcheurs de Nouakchott reviennent sur la terre ferme entre quinze heures et dix-huit heures. Ils sont armés de bottes jaunes, casquettes américaines, bonnets péruviens et entament des chants guerriers pour sortir leurs embarcations de l’eau. Ils se servent de bonbonnes de gaz pour les faire glisser. Il y a une centaine de bateaux qui s’étendent au loin sur la berge. On dirait des drakkars sans le mat, bariolés de mille couleurs vives, rendues mates par des décennies passées au soleil. Aux alentours trônent des bacs de poissons frais et quelques vendeurs ambulants. La place est noire du monde. Certains produits de la mer sont tombés du chariot : éventrés, le crâne défoncé.

Retour de pêche à Nouakchott, en Mauritanie

Les vagues caressent les pieds de plusieurs femmes, assises en tailleur ; elles vendent des pommes de terre et œufs durs aux hommes de la mer. L’odeur est forte, poignante. Elle prend directement aux tripes. Ça sent le poisson, le sel, les algues macérées et la pourriture. Une odeur d’exotisme que j’inhale à fond, animé je l’avoue, d’un plaisir un peu pervers. Au milieu de ce remue-ménage trône, majestueux, un grand chalutier échoué. Il contemple la même scène chaque jour, tel un dolmen dans une fourmilière – imperturbable. Quelques barques retardataires se font retourner par les vagues de l’Atlantique. Il y a de la houle et de l’écume. Au loin des dizaines et dizaines d’embarcations remuent au rythme des vagues, donnant à la scène la tonalité dramatique d’un débarquement allié à venir.

Je longe la plage.

Un boxeur s’entraîne à quelques mètres de moi. Il balance de violents crochets du droit dans les mains matelassées de son coach. Ses muscles luisent dans le coucher du soleil. Devant lui des enfants se baignent dans les vagues. Leurs jeunes corps noirs forment comme un contre-jour. A mon passage, il s’arrêtent et me regardent de leurs grands yeux noirs. Leurs dents brillent par leur blancheur. Je plonge à mon tour dans l’océan et me fait littéralement pulvériser par les vagues. Un gardien de plage me fait de grands signes de la main :

« Vous ne pouvez pas vous baigner après dix heures. La mer est trop violente. On a retrouvé deux corps de turcs morts ce matin. »

Je regagne la berge et regarde la boule rouge traverser l’Atlantique.

Un chalutier échoué le long de la plage de Nouakchott

Je suis assis sur le bord d’une calèche, et le cheval galope furieusement. Je laisse mes yeux gambader au gré de la route, mais ceux-ci sont irrémédiablement attirés par le coucher de soleil. Mille lucioles semblent l’animer. On dirait une immense citrouille Halloween, avec un pouls irrégulier. Une boule de feu. Une météore qui gravite. Devant lui, vaste, l’océan forme un tissu de lumière, qui passe par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. On traverse la montagne et l’obscurité surgit petit à petit. J’aperçois un troupeau de moutons. Cent mètres plus loin un troupeau des vaches. Et à la même distance un troupeau de biquettes. L’ensemble est gardé par des chiens errants, faméliques. Ils ont leur propre code.
Je perds ma claquette gauche aux abords de la ville, après que la roue se soit retrouvée dans un cul de poule. Je passe une centaine de mètres à cavaler pieds nus derrière la charrette. Ahmed me regarde en rigolant. Je pousse des cris d’indien.

Aux abords de Tanger une peur panique m’envahit, irrationnelle. Des klaxons résonnent dans tous les sens et des flots de paroles surgissent de moult part, dans un arabe que je ne comprends pas. Agressif. Les maisons sont délabrées et les enfants jouent avec de la ferraille. Il y a une embrouille avec le Marocain qui nous dépose près de la gare. On pensait faire du stop mais lui nous demande de l’argent. Il nous quitte comme si tout le malheur du monde s’était abattu sur ses épaules.
On est au plein milieu de nulle part. J’ai le ventre qui grouille et les sens aux aguets. La peur me saisit comme un coup de couteau dans le gras du bide. Cette peur de l’autre, véhiculée par les médias. Elle se fait son bonhomme de chemin et s’instille sournoisement. Tapie dans l’ombre, elle attend la moindre petite occasion pour se manifester. J’ai l’impression qu’un taliban à la longue barbe noire va me poursuivre avec une machette, me parler méchamment. Peut-être même me couper la tête. Le Maroc est en « Vigilance particulière » a déclaré le gouvernement français. Quelle connerie. J’ai le sentiment que tout le monde veut m’arnaquer. Que ma peau est trop blanche et que je n’ai rien à foutre ici. Puis je me raisonne. Le calme et la raison reviennent au galop. Je me dégoûte un peu.

Je suis sur une terrasse ouverte tout en haut de la maisonnée. J’écoute les toiles onduler avec le vent et la brise tiède me caresser le visage. Au loin des vagues se jettent sur les roches. L’écume frétille, s’étend comme une longue toile blanche, pour se trouver de nouveau assommée par la vague suivante. Je ressens la beauté et l’immensité de l’Océan. Aux alentours de cinq heures du matin, une voix évaporée surgit d’outre-tombe ; elle est rapidement reprise en chœur dans les quatre points cardinaux de la ville. C’est l’appel de la prière. C’est mystérieux, apaisant. Je me rendors.
Puis la ville s’anime lentement. Asilah sort de sa léthargie, les rues se remplissent. Des chaises sont posées un peu partout en face des échoppes. Les marocains boivent leur café et fument leur première cigarette. Les enfants se dirigent vers l’école. Les magasins ouvrent et les poteries, tuniques et foulards constituent leur devanture. J’aperçois des babouches rouge sang, djellabas beiges et chemises blanches. Sandalettes en cuir, bracelets de coquillages et autres bouis-bouis. Quelques heures plus tard, la ville s’écrase sous le soleil, et tout fonctionne dans le sens inverse. L’inertie règne. Des enfants jouent avec de la ferraille. Un pêcheur se tient sur une pierre des heures durant, immobile, comme une statuette de cire.

Je suis sur une terrasse ouverte tout en haut de la maisonnée. J’écoute les toiles onduler avec le vent et la brise tiède me caresser le visage. Au loin des vagues se jettent sur les roches. L’écume frétille, s’étend comme une longue toile blanche, pour se trouver de nouveau assommée par la vague suivante. Je ressens la beauté et l’immensité de l’Océan. Aux alentours de cinq heures du matin, une voix évaporée surgit d’outre-tombe ; elle est rapidement reprise en chœur dans les quatre points cardinaux de la ville. C’est l’appel de la prière. C’est mystérieux, apaisant. Je me rendors.
Puis la ville s’anime lentement. Asilah sort de sa léthargie, les rues se remplissent. Des chaises sont posées un peu partout en face des échoppes. Les Marocains boivent leur café et fument leur première cigarette. Les enfants se dirigent vers l’école. Les magasins ouvrent et les poteries, tuniques et foulards constituent leur devanture. J’aperçois des babouches rouge sang, djellabas beiges et chemises blanches. Sandalettes en cuir, bracelets de coquillages et autres bouis-bouis. Quelques heures plus tard, la ville s’écrase sous le soleil, et tout fonctionne dans le sens inverse. L’inertie règne. Des enfants jouent avec de la ferraille. Un pêcheur se tient sur une pierre des heures durant, immobile, comme une statuette de cire.

Sur la terrasse d'une maisonnée, face à la mer, avec un toit ouvert

Mes premiers souvenirs datent de la Réunion. Mon papa est médecin, et lui et ma mère aiment voyager. Je virevolte ensuite entre le nord de la France et la Bretagne, avant de goûter une nouvelle fois à la liberté des îles, en Nouvelle-Calédonie cette fois-ci.

Après une licence en information-communication à Angers et une première expérience dans le journalisme, je pars voyager plusieurs mois en Afrique de l’Ouest. Je travaille aujourd’hui – et depuis deux ans -, pour le quotidien breton « Le Télégramme », dans le Finistère.

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