Balade en Transsibérien  par Yann Letestu

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Prologue

1
Les usines
Aéroport de St-Pétersbourg
01.06.2016 - Voir la carte
2
Les Colonnes Rostrales
Ile Vassilievski, St-Pétersbourg
02.06.2016 - Voir la carte
3
Premières impressions du Transsibérien
Gare de Iaroslav, Moscou
08.06.2016 - Voir la carte
4
Le danseur fou
Sur le trajet du Transsibérien
09.06.2016 - Voir la carte
5
Alexi l’ingénieur
Sur le trajet du Transsibérien
10.06.2016 - Voir la carte
6
Départ vers Olkhon
Irkoutsk
12.06.2016 - Voir la carte
7
Stephen King sur le Baïkal
Ile d’Olkhon, sur le lac Baïkal
15.06.2016 - Voir la carte
8
Repartir
Sur le trajet du Transsibérien
19.06.2016 - Voir la carte
9
Le spleen d’Oulan-Oudé
Près de la tête à Lénine d’Oulan-Oudé
21.06.2016 - Voir la carte
10
Passé la frontière
Harbin, Chine
01.07.2016 - Voir la carte

Yann Letestu

Je suis peintre, je travaille et j’habite à Marseille. Par un concours de circonstance curieux, on m’a proposé d’aller ouvrir un atelier à Bali, en Indonésie. On en a discuté avec Fanny, ma femme, et Lili, ma fille, et on s’est dit « pourquoi pas… ? » ; et puis après on s’est dit : « en route pour l’aventure ! ». L’occasion était trop belle de s’offrir une parenthèse tropicale dans la vie de notre famille. Et pour ouvrir la parenthèse, nous avons pris le train pour traverser la Russie, nous avons pris place à bord du fameux Transsibérien…

La première photo que j’ai prise en arrivant, à la sortie de l’aéroport, dans le taxi qui nous emmenait à l’hôtel, c’est une photo d’usine décatie, c’est cette photo que j’ai retravaillé en peinture ensuite. Pour moi en arrivant, c’était ça, la Russie : des usines lézardées, abandonnées, des cheminées en brique dont sortent des fumées bien grasses, ou dont ne sort plus rien depuis des années, qui accumulent les suies, la crasse et les bris de verre.

 

Par la suite, tout le long du Transsibérien, dès qu’une cheminée pointait dans le paysage, je collais le nez à la vitre pour l’admirer ; en général défilait une grosse usine au milieu de la toundra, avec rien autour. Je crois que j’étais le seul dans le train à me passionner pour ces ruines absurdes.

 

Quand je dis que mon image de la Russie, c’était les usines, ça n’est pas complètement honnête. J’attendais aussi les basiliques et les meringues. Sauf qu’en fait chaque escale était assez rapide. Descendre du train, trouver un endroit où dormir, manger, déjà ça prenait pas mal de temps. Il y en avait forcément l’un des trois qui était crevé, donc on y allait doucement. Ensuite il fallait compter avec la météo plus ou moins clémente. Et donc on a assez peu visité de monuments au final. A part l’Ermitage à St-Pétersbourg et le métro à Moscou, on n’a fait aucun des passages obligés du tourisme.

En fait, chaque escale était comme un temps de pause ; c’était un temps rapide au milieu d’un long voyage qui partait de la France pour arriver en Indonésie. On aurait pu passer à chaque fois trois jours à la terrasse d’un café, on n’aurait pas vu les mêmes choses, mais on l’aurait vécu de la même manière ; ça aurait presque suffi. Et c’est comme ça que tu rentres en disant : « J’ai fait Moscou »… !

 

L’idée c’était de prendre des instants de vie. On n’était pas disposés, dans l’état d’esprit de voir les choses qu’il faut voir. On a essayé d’être tranquilles, comme un dimanche après-midi où on n’a rien à faire, et on se dit : « Tiens, on va aller au bord de l’eau », et puis on s’arrête boire un café, ou alors on va se baigner, ou alors on retrouve des potes, enfin, voilà. On était en balade.

 

Ca n’était pas un grand programme, on n’a jamais déclaré : « On ne veut surtout pas faire comme les touristes ». On est juste partis en balade. Par contre, en balade, on marche, on marche même beaucoup. On voulait voir un maximum de rues, de quartiers, être à l’extérieur. Découvrir la ville du moment, à hauteur de bitume. On avait un peu préparé le voyage, mais sur place, on n’avait pas pris de guide. Les guides, c’est très bien, ça vous dit : « Allez ici, ne repartez sans avoir vu cela. » ; et ça aiguille en effet sur des choses qui valent la peine d’être vues. Moi, je pense qu’on a fait un truc un peu parallèle, une voie détournée. Mais du coup, on a aussi vu beaucoup de trucs pas du tout exceptionnels.

 

 

 

C’était notre deuxième jour à St-Pétersbourg, c’est-à-dire qu’on était encore dans cette période où tout est nouveau, où on n’a pas les codes. On s’était perdus, on s’est retrouvés sur ce pont qui mène aux colonnes rostrales, et j’ai regardé autour de moi, la circulation, la signalétique différente, et je me suis dit : « Même en vélo, j’y vais pas ». Ce dessin, il raconte ça, il dit : « C’est brouillé ». C’était un vrai Bronx, mais en même temps, c’était pas le Bronx chinois ou indonésien, c’est propre, c’est lissé, parce que c’est calme en fin de compte la Russie, c’est très calme, c’est assez fluide, c’est organisé, mais par contre, c’est d’autres codes. Et là c’était l’arrivée, donc on était encore un peu paumés.

J’avais repéré une carte postale qui montrait une belle vue de l’Ermitage depuis une plage, on s’était dit que ce serait pas mal comme objectif. Moi je pourrais dessiner, et les filles prendre le soleil. Et on a fini par tomber sur ces colonnes rostrales par hasard, ça se trouve sur la même île que la plage qu’on visait, c’est au coeur de la ville, un peu comme l’île St-Louis à Paris. On a découvert en étant paumés… Mais j’ai quand même pu dessiner, et les filles prendre le soleil…

Moscou, on a regretté. Un jour, il a plu, un autre on était fatigués. On a bien senti que c’était une ville formidable, mais on n’a pas pu y passer le temps que ça méritait. Sur la Place Rouge tout de même, le voyage a vraiment commencé : on s’est retrouvés face à une vue mythique, et on a pris conscience qu’il y allait en avoir d’autres.

 

Et puis très vite, il était temps d’embarquer dans le Transsibérien… Pour nous, il y avait une idée de luxe, un peu comme l’Orient-Express. On voulait des tubes en cuivre et du bois verni, des samovars brillants et des comtesses en fourrure. Et effectivement, quand on est arrivés dans le wagon, tout était bien rangé, bien briqué, les draps sentant la lingerie. Tous les voyageurs sont arrivés d’un coup, nous, on s’est fait aider par un voisin : il fallait tirer des manettes pour transformer la banquette en couchette, on n’y arrivait pas. Finalement, on fait nos lits, et cinq minutes plus tard, on se retourne sur le reste du wagon : tout le monde était en tongs et jogging, pyjama et chaussettes, les serviettes de toilettes qui pendaient en travers, les casse-croûtes sortis, et on se rend compte qu’on est les seuls couillons en jean et chaussures de ville. En fait il y a une « tenue train » en Russie. Et c’est pas idiot, on s’en est rendu compte très vite, parce qu’on passe son temps à glander, sur le Transsibérien. J’ai très vite retrouvé les sensations de la croisière. Nos quatre couchettes formaient carré, comme une cabine de bateau, et comme en bateau, on était dans un temps différent, rythmé par les escales, et les heures qu’on va passer à regarder le paysage par la fenêtre. On est pris dans un mouvement, on se déconnecte du temps. On regarde le temps passer.

 

Le menu des repas était simple : nouilles déshydratées, matin midi et soir. Parfois, on allait bien essayer d’acheter des beignets au wagon-restaurant, mais comme on ne parle pas russe et que les Russes en face ne parlaient pas anglais, c’était la loterie, un coup c’était goût sucré, un coup c’était goût poisson, on ne savait jamais à l’avance, c’était rigolo.

Moi, les trois heures du TGV Marseille – Paris, je trouve déjà ça interminable, alors les trois jours de Moscou – Irkoutsk, j’appréhendais un peu. Mais en fait, ça c’est très bien passé, on a fait des rencontres formidables. Au départ, on regardait par la vitre, on se disait qu’on allait voir des choses incroyables, découvrir la vraie Russie. Il y avait des moments de steppe, tous les poteaux étaient penchés dans le même sens à force de vent, on sentait que l’hiver devait être très dur ; et puis il y avait aussi des moments très boisés. Et puis revenait la steppe et ses poteaux penchés. Ou bien on restait dans la forêt. Et ça durait une heure, deux heures, quatre heures. Et au bout d’un moment, on se rendait compte qu’on regardait toujours la même chose, c’était assez particulier. C’était très beau, mais très long. Vraiment très beau. Mais vraiment très long.

 

A l’intérieur du wagon, il y a un équilibre très sympa qui se crée entre tous ces gens en pyjama qui s’ennuient. L’alcool a été interdit à bord – je suppose que l’alcool a fait des ravages dans le Transsibérien ! Il faut se rendre compte que les distances sont gigantesques. Pour aller d’une ville à l’autre, c’est tout de suite une journée de train. Du coup, les voyageurs ont l’habitude, c’est un peu comme le RER local. On passe la journée dans la même cabine, du coup, on partage à manger, on s’offre des petites choses ; les enfants aussi permettent de se rencontrer : pour eux il y a moins la barrière de la langue. On était les seuls étrangers à bord, je crois aussi que les gens étaient curieux de rencontrer les touristes français. Et donc, il y avait beaucoup de bienveillance.

 

 

Les Russes sont vraiment sympathiques. Au premier abord, la façade est rude, vraiment rude. Probablement quelque chose de culturel, compte tenu de leur histoire. Et puis, la vie n’est pas la même qu’ici, la santé non plus. Les corps sont abîmés, on sent la douleur, la fatigue, les vieux qui travaillent encore. Les dents, c’est pas la joie. Mais dès qu’on s’adresse à eux, ils sourient, toute la physionomie s’illumine. Par exemple on a rencontré un type qui était fou, vraiment bien fou, mais dans le bon sens du terme.

Il nous a raconté qu’il était danseur et qu’il se rendait à Irkoutsk pour un casting. Il avait un rêve dans la vie : aller à Bali ! Comme on lui a dit que c’était notre destination, on a tout de suite bien accroché. Après, on n’a pas trop parlé non plus, parce que notre anglais à l’un et à l’autre était limité. Dans le train, tu manges, tu dors, et c’est à peu près tout, mais avec ce gars-là, un soir on a senti qu’il y avait une bulle d’oxygène, c’était assez spontané, on a pu faire des conneries ensemble.

 

Comme il était danseur, il avait besoin de bouger, de faire des pompes, des étirements, des échauffements de danse. Il a embarqué Lili avec lui, et ils ont commencé à jouer aux fantômes. Je dis le soir, mais en fait, c’était en pleine nuit, on prenait une heure de décalage horaire par jour, on était complètement sortis du rythme par rapport aux voyageurs qui venaient de monter. Et donc, ils se mettent chacun un drap sur la tête et ils commencent à aller réveiller les gens pour leur faire peur. Lili était à fond, c’était vraiment une connerie de colonie de vacances, un truc de gamin ; mais ça c’est très bien passé. Les gens qui venaient de monter, souvent des gens qui rentraient du boulot, ils étaient de toute façon tellement déglingués qu’ils se retournaient pour dormir ; et les autres, qui nous connaissaient, qui savaient qu’on était les petits Français, nous ont finalement bien accueilli, ça a fini avec les flashes de téléphone portable, très chouette.

Ce gars-là, il est descendu à Irkoutsk. Dans les voyages comme ça, tu rencontres des gens avec qui tu t’attaches très vite, mais sans t’en rendre compte. Régulièrement, tu es amené à dire au revoir à quelqu’un, à bientôt, mais en fait, tu sais qu’on se reverra jamais. Lui, il s’appelait… Igor ? Igor je crois. J’ai gardé le mail de Alexi l’ingénieur, mais les autres, c’est passé comme ça…

Alexi, c’était notre voisin de cabine, on a vraiment passé trois jours ensemble. Ca a mis un peu de temps à se détendre, mais finalement, on a brisé la glace. Il était ingénieur pour l’armée, son métier c’était de dessiner et fabriquer des tanks. Ca, ça a été bizarre : on était tous les deux dans la troisième classe du Transsibérien, c’est-à-dire, concrètement, un wagon à bestiau amélioré, et pourtant, on sentait que lui avait une très bonne situation à Moscou, il avait une datcha à la campagne pour sa femme et ses enfants, probablement un très bon salaire, et nous on était en vacances, en route pour Bali ; mais du coup, il y avait moins de décalage entre nous, par rapport aux autres personnes qu’on a pu rencontrer, justement parce qu’il était plutôt privilégié. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de décalage du tout. C’était l’anniversaire de la construction de son tank, il était hyper fier, il a levé son pull ; en-dessous, il avait le t-shirt commémoratif, il en avait des piles entières dans ses valises qu’il allait distribuer à tous ses copains, sa famille. Je crois que s’il m’en avait donné un, de ses t-shirts, je l’aurais accepté, tellement c’était important pour lui ; pourtant je ne sais pas bien ce que j’en aurais fait. Quand je lui ai expliqué, qu’en France, même sans être baba-cool, bon, l’armée, c’est pas complètement ça, il m’a vraiment regardé… Bon, enfin, l’Armée Rouge, c’est important en Russie, tu sentais qu’il était vraiment patriote. Mais on pouvait discuter.

 

 

Je lui ai expliqué la vie de peintre, qu’on venait de France, que la Russie, ce n’était qu’un passage, qu’on allait jusqu’à Bali ; et on lui demandait s’il était parti, ce qu’il avait vu. En fin de compte, Alexi, comme il travaillait pour l’armée, il n’avait pas le droit de sortir de son pays. Après, la Russie, c’est grand, il n’avait pas forcément besoin de sortir pour se balader. Mais c’est vrai qu’à part Igor le danseur fou, on n’a jamais rencontré personne qui avait envie de voir ce qu’il y a de l’autre côté du monde. C’est là que tu sens que le pays a été fermé, que les gens sont habitués à rester chez eux, à s’intéresser à leur famille, leur boulot.

 

Voilà, Alexi, comme c’était quand même un privilégié, qu’il avait des vacances, qu’il pouvait voir du pays, même si ça restait à l’intérieur de Russie, on a bien échangé, on a pu lui raconter notre projet, notre vie en France, il n’était pas envieux ou jaloux, lui aussi nous a parlé de lui. Donc on a bien sympathisé, même si on était toujours sur un fil l’un et l’autre.

 

 

 

 

Irkoutsk, c’est une grosse ville. La vieille ville, c’est très curieux, c’est plein de vieilles baraques coloniales délabrées, on se croirait à La Havane. Et puis il y a aussi des vestiges d’architecture soviétique, et un petit peu de H&M des années 2000. Mais cette ville, vraiment… Y a rien. On y est resté trois jours, on a marché dedans en long en large en travers. Des fois, tu te dis la même chose à la campagne, quand tu vas chez des gens qui ont un terrain, avec rien autour. Sauf que là, c’est des villes entières où il n’y a rien autour. Après, on est restés trois jours, on n’a pas vu s’il y avait quelque chose à l’extérieur de la ville, je ne sais pas ce que font les gens le week-end, est-ce qu’il vont à la cueillette aux champignons ou quoi ? Par exemple, on est rentrés dans un centre commercial, un bâtiment immense… Ben y avait rien dedans, c’était terrible. C’était des néons, de la poussière, des robes de soirée des années 60, un yuca au milieu pour dire qu’il y a du vert, tout était vieux, très vieux, d’un autre temps. Alors, on a fait le tour, on s’est régalés parce que c’était un voyage dans le temps, mais très vite on s’est tirés, parce que bon… J’ai pensé au voyage que mes parents avaient fait à Moscou dans les années 80, comme si rien n’avait changé.

 

 

Et puis on est partis en bus pour aller sur Olkhon, une île sur le lac Baïkal. Trois heures de trajet sur une route droite avec un chauffeur qui n’a pas compris à quoi sert la pédale de frein, on a cru mourir vingt fois ! Sauf de temps en temps, il s’arrêtait sur le bord de la route, il descendait, il faisait trois gestes, tchk tchk tchk, devant un caillou ou autre chose, et il repartait à toute berzingue ! Nous, on regardait ça, on disait : « C’est marrant, le mec, il va voir la pierre… ! » On ne comprenait pas.

 

C’est comme, parfois, on trouvait des pièces au pied des arbres. Lili, elle trouvait des pièces, je lui dis : « C’est bien, tu as l’oeil ! ». « Regardez, des pièces, y en a plein ! » « Mais, ils ont des trous dans les poches, les mecs, ou quoi !? » Il y en avait partout autour de l’arbre. On a mis un petit moment à découvrir que c’était des offrandes. Du coup, je dois dire à Lilly : « Allez hop ! Tu nous redispatches tout ça ! » Ses yeux qui se froncent…

 

Cette culture chamanique, c’est resté quelque chose qu’on a frôlé. Sur Olkhon, c’est devenu plus évident, le site est tellement impressionnant, et puis avec les forêts entières d’arbres décorés, on finit par percuter. A part le chauffeur, on n’a vu personne pratiquer, on n’a vu que des traces, des totems, mais à chaque fois on a été attirés par ces endroits, ça dégageait une sacrée atmosphère. J’ai pas eu l’envie d’en savoir plus en fait, parce que j’aimais bien ce que ça dégageait. Je crois que je vais retravailler ce thème en peinture…

 

C’est l’endroit le plus génial qu’on est vu, le plus fort et le plus étonnant. Le Baïkal, on ne se rend pas compte, c’est immense. C’est grand comme la Corse et la Sardaigne réunies. C’est pas compliqué, c’est le plus grand lac du monde ; quand tu es au milieu, tu as l’impression d’être en mer. Et au milieu, il y a l’île d’Olkhon. Et au milieu de cette île, il y a ce bled, sorti tout droit d’un western. Il n’y a pas de goudrons, les rues sont hyper larges, on achète à manger dans des petites échoppes qui vendent toutes la même chose : du poisson séché.

 

En rentrant dans les boutiques, tu te croirais dans un bouquin de Stephen King, t’es au fond du Maine, tu rentres, tout est poussiéreux, il n’y a aucun contact, même pas de bonjour – au revoir. Ils sont tellement isolés, nous on arrive juste après l’hiver. Alors d’abord on s’est dit qu’on était mal tombés, et en fait tous ! Y en a pas un qui dit bonjour ! Il n’y avait pas d’agressivité ou de regard où tu sentais que tu étais malvenu, c’était pas ça. C’était comme s’ils n’étaient pas habitué ou que ça leur était égal. Culturellement on sentait qu’il y avait un décalage.

Pour repartir vers la Chine, le train passe au sud du Baïkal. C’est l’un des endroits les plus beaux du parcours, avec la vue sur le lac. Les gens, les gamins, tout le monde criait : « Le Baïkal ! Le Baïkal ! » Après il y avait une montagne, le lac disparaissait. Puis il réapparaissait et tout le monde criait : « Le Baïkal ! Le Baïkal ! » Tout le monde courait aux fenêtres, le train penchait d’un côté, c’était très drôle.

 

D’après ce qu’on a ressenti, le mode de vie en Russie, c’est compliqué ; la distance, ça n’a rien à voir par rapport à chez nous. Nous, les métros, les bus, les petits TER, ça amène vite loin, ou bien, pour le dire autrement, tout est rapproché. Tandis que là-bas, tout va prendre au moins une journée. Entre deux villes, il n’y a quasiment pas de villages, il y a des petits hameaux où il doit y avoir l’électricité mais je suis pas sûr qu’il y en ait partout ; c’est des chiottes à l’extérieur, l’eau courante, je suis pas sûr. Hyper rudimentaire. Donc il y a des petits hameaux comme ça qui sont dispersés entre des grosses villes, qui sont énormes, à coup d’un million d’habitants. Quand on regardait la carte, on se disait : « Tiens on pourrait s’arrêter à Tomsk, ou je ne sais quel bled », et puis on se renseignait un peu, et en fait, on se rendait compte qu’il y a trois grosses usines dans ce bled, des trucs monumentaux, et toute la ville tourne autour, et c’est tout ce qu’il y a à voir à cet endroit. C’est un peu ce genre d’expérience qu nous attendait à Oulan-Oudé.

 

On voit aussi beaucoup, en repartant vers la Chine, des zones avec des villages carrément abandonnés, avec l’usine qui est à l’arrêt, qui a dû faire faillite ou je sais pas quoi, donc tout est à l’abandon. Il y a des tours d’habitation qui ont l’air en cours de construction, et qui sont soit abandonnées, et il n’y a jamais eu d’habitants, soit complètement décortiquées quand les gens sont partis, comme si ils étaient venus récupérer les vitres, les fenêtres, tout désosser, il n’y a plus rien. Il y a toute une zone, c’était très curieux, c’est comme dans l’Yonne ou en Creuse, il n’y a rien, et puis hop, des tours comme ça, des squelettes de tours qui sortent de terre.

Arrivés à Oulan-Oudé, on quitte la gare pour trouver l’hôtel qu’on avait réservé sur Internet : pas de GPS, une vague indication de rue ; on part à l’aventure, et on ne trouve pas. On tourne, on tourne, on finit par demander à un passant, le gars nous balade pendant un quart d’heure, on passe sur les voies de chemin de fer, ce qu’on n’aurait jamais fait, avec la gamine, il y avait une vingtaine de voies alignées, à la russe, mais le type traçait donc on devait bien le suivre ; bref, on arrive, le mec nous dit : « Oui, c’est là, c’est là » Nous on regarde dans la direction qu’il nous montre, et on voit rien, quoi, on ne trouve pas. Et puis en fin de compte, c’est vrai qu’il y a un mur, un bout d’immeuble, on reconnaît un bas d’immeuble, une porte en tôle, façon local à poubelle, avec des stickers et des tags partout ; en fait c’était ça. On arrivait avec nos codes, la porte vitrée, le digicode, la sonnette, un numéro de rue ; et il n’y avait rien, il fallait que quelqu’un nous dise « C’est là » pour qu’on comprenne.

 

C’était une vieille tour, huit étages, toute décrépie, taggée de partout, mais nous, finalement, on était surtout contents d’avoir trouvé où on devait dormir, donc on débarque, et en fait, c’était pas du tout un hôtel, c’était chez une nana, une étudiante en langue, qui louait son appart aux touristes. C’est une fille très mignonne, très sympa, typée asiatique, comme tout le monde à partir d’Irkoutsk, elle parlait assez bien anglais. Et donc on débarque chez elle, et c’était comme de rentrer dans un décor d’AB Production : des couleurs pastel aux murs, des meubles Ikéa, des autocollants pour la déco ; elle nous fait visiter son appart, et là, elle nous sort sa botte secrète, « la tour des amoureux »…

Elle nous fait monter un étage, et c’est vrai que c’était une structure assez jolie, un genre de petit phare, vieillot et rudimentaire, mais assez mignon, et donc on suit ses instructions et on fait monter nos trois têtes dans le petit phare. Et là, la vue, comment dire… La tour des amoureux, c’était pas vraiment ambiance champagne… C’était tous les clichés : au pied de la tour, les Ladas pourries, les chiens errants, une ville lépreuse qui tire sur le bidonville, les voies de chemin de fer, on s’est dit : « M’enfin !? » Evidemment, c’était le grand luxe d’avoir une vue comme ça, mais quand même… Et Oulan-Oudé, ça a été comme ça tout le temps.

Il faut savoir qu’il y a deux choses à voir à Oulan-Oudé : la plus grosse tête de Lénine au monde, et un très gros temple bouddhiste, mais pas vraiment ancien, pas vraiment beau, pas vraiment intéressant. Nous, on s’attendait à un truc joli, riche en patrimoine, en architecture, en monuments, parce que c’est un carrefour entre la Russie, la Chine et la Mongolie. A la place, on a trouvé une bonne ville de banlieue bien austère, bien moyenne. Dans les guides, ils disaient qu’il y avait des temples, que c’était une ville chaleureuse, on y a cru, donc on a pris quatre jours là-bas ; une fois arrivés, on s’est vite rendus compte qu’on allait encore une fois s’emmerder. Comme d’habitude, on a beaucoup marché, et du coup des petits riens devenaient exceptionnels. Tout d’un coup, un rayon de soleil sur la basilique, la balançoire au pied, Lili que ça occupe pendant trois quarts d’heure, une vieille bagnole juste derrière, ça fait un décor qui est chouette. Ca part de rien, mais finalement, on était contents d’être arrivés là. Et puis le moment s’arrête, et on repart en quête du prochain moment un peu sympa, l’autre carrefour qui va amener une vue un peu différente de ce qu’on connaît déjà. Des fois, c’est une vieille cabine téléphonique, des fois, c’est une rangée de bagnoles toutes pourries, je sais pas. Au final, Oulan Oudé, ça a été une super étape, mais il a fallu bien chercher des éléments pour se fabriquer un souvenir qui reste.

 

Après, les gens étaient toujours aussi accueillants. Comme ça avait été le cas depuis Moscou, on était les seuls touristes, et les gens étaient très curieux de nous. Un soir, on dînait en haut d’un building moche, façon chinois, mais doté d’un restaurant panoramique. Et on s’est retrouvés attablés à côté de quatre Russes qui étaient déjà bien remplis de vodka. Les mecs avaient des vraies gueules d’assassins, imbibés au dernier degré, il y avait un vigile du resto stationné devant leur table, juste au cas où… Bon, et puis on s’est fait embarquer, on a fini par passer la soirée avec eux. A un moment, il y en a un qui me demande : « et vous, en France, quel regard vous avez sur Poutine ? » Je savais pas quoi lui dire, j’étais très mal, j’étais aussi très vague, j’ai dit que c’était un mec mystérieux, on savait pas trop ce qu’il pensait… Je lui dis : « Ouais on en a eu des comme ça en France, m’enfin, on sait pas trop. » Enfin, on a bien rigolé avec eux au final, mais on savait pas très bien dans quoi on mettait les pieds, c’était assez drôle.

Et puis on s’est réveillés à Harbin, en Chine. On est sortis du train, sur le quai il y a les premiers étals de bouffe, les pattes de poulet, puis plein de couloirs, de tunnels, énormément de monde, on est sortis de la gare, on est arrivés sur la place, et là bouah ! Une espèce de bouillon de bruit, de haut-parleurs, d’écrans, de foule, les commerçants qui gueulent dans leur sono pour qu’on achète leurs godasses, les bâtiments assez défoncés, parce que la vieille ville est dans un sale état, on est restés un quart d’heure, juste à regarder le truc, le bordel. On s’est bien marrés, on s’attendait pas à ça. On savait que ça allait être le choc, mais pas à ce point là.

Parce que la Russie, c’est très calme en fait, même à Moscou ou à St-Pétersbourg, à part les vieilles bagnoles qui ont le pot d’échappement qui craque, c’est très tranquille, très spacieux. Harbin, au contraire, c’était une vieille ville industrielle sur le retour, qui a du avoir un gros coup de boost dans les années 80, ça fait maintenant partie des très grosses villes très polluées comme il y en a en Chine, avec des vestiges russes, d’architecture orthodoxe, mais surtout des buildings qui poussent de partout. Harbin, ça se construit, ça s’étend, ça s’augmente.

 

C’est vraiment grand. A l’horizon, on voit un quartier, c’est la rive d’en face, un espèce de quartier de buildings. On l’avait traversé en bus pour aller voir une réserve de tigre de Sibérie pour Lilly, c’est des bornes et des bornes, et c’est toujours la même ville, ça s’arrête jamais, que des buildings résidentiels, pas de commerce, je ne sais comment ils font. C’est des beaux buildings, par contre, parce qu’ils sont tout neufs, et c’est à perte de vue, et quand c’est pas tout neuf, c’est en cours de construction, des échafaudages de partout, qui construisent, qui avancent.

 

C’était la Chine, c’était une autre aventure. Et c’est là qu’on a bien compris qu’on n’était plus sur le Transsibérien…

 

 

 

 

Très jeune, Yann Letestu effectue en famille une traversée de l’Atlantique à la voile, de Marseille au Venezuela. Un périple d’un an qui lui laissera le goût des voyages…
Ses peintures portent l’empreinte azurée de ses souvenirs du Sud marocain et de voyages marins. Déclinées aussi bien à l’huile, à l’acrylique qu’à l’aquarelle, sur des supports tout aussi variés : toiles, cartons, papiers anciens chinés chez des antiquaires et les libraires, elle vous parlent de l’ailleurs, de l’horizon, de l’étape à venir; du chemin qui se perd et n’arrive jamais.

Plus d’informations

Son livre

Marseille, de 1905 à 1944
Textes de Michel Allione
Editions Audacia, 2012

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