Chamade dans l’Extrême-Orient russe  par Sylvie Cohen

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1
L'Europe en Asie
Vladivostok
13.05.2017 - Voir la carte
2
Opération douche
Olga
28.05.2017 - Voir la carte
3
Évasion vers le bagne
Au large du Rebun Dake
08.06.2017 - Voir la carte
4
La Russie libérée
Korsakov
10.06.2017 - Voir la carte
5
C'est ennuyeux, la mer bleue
Yujno
12.06.2017 - Voir la carte

Sylvie Cohen

La piqûre de rappel est pour le moins vivifiante. Après trois ans de tropiques et de navigations japonaises tempérées, nous revoilà dans le Pacifique Nord. La coque de Chamade baigne dans des eaux à 4° et nous nous sommes bien emmitouflés pour faire face au vent de 40 noeuds qui s’est levé brusquement dans la soirée. Seule stratégie possible: prendre la fuite, se faire pousser aux fesses, avec pour seule voile, un bout de génois pas plus grand qu’un mouchoir de poche. Peu contrariant, Eole à cette fois décidé de nous chasser, fissa, en direction de Vladivostok. Ça tombe bien puisque c’est là que nous comptions faire une première escale, avant d’entamer notre longue navigation jusqu’au Kamchatka.

Au matin, lorsque nous arrivons dans la « Corne d’Or », les éléments se sont un peu calmés. La baie naturelle de Vladivostok est, dit-on, une copie conforme de celle d’Istanbul. Au-dessus de notre mât nous voyons se dessiner dans la brume l’arc-en-ciel gris d’un pont haubané. Au-delà, nous distinguons les contours fantômatiques des tankers et des cargos qui se laissent dériver en attendant de pouvoir aller décharger leur marchandises. Les rives se rapprochent, surchargées d’immeubles plus ou moins colorés. A leurs pied quelques brise-glaces et navires militaires rouillés (Vladivostok reste la base de la flotte russe du Pacifique Nord) semblent sombrer dans la nostalgie de leur grandeur passée. Le long des quais, devant des terrils charbonneux, les grues de docks nous font une haie d’honneur. Pas très souriant tout ça. Mais bon, dans la grisaille, les ports de commerce sont rarement avenants. Et même si, étonnamment, Vladivostok se trouve à la même latitude que Marseille, nous ne nous attendions pas à une ambiance méditerranéenne, ni à des formalités d’entrée très marrantes. Quoi que… Au bout du compte, la mine patibulaire des fonctionnaires qui défilent sur Chamade, me fait sourire. Tout comme la pile des formulaires à remplir pour enregistrer officiellement l’arrivée notre cargo en Russie. Mais non, je ne plaisante pas. Pour les autorités russes, Chamade est un cargo comme un autre. Raison pour laquelle, il nous a fallu recourir à un agent maritime qui pour 600 dollars a si bien fait son boulot, qu’en une heure, nous pouvons dégager vers la marina « Seven Feet » où nous sommes attendus.

Ilya, le jeune boss de la marina nous reçoit gratuitement, comme des VIP. C’est un régatier chevronné, parfaitement anglophone qui mène aussi bien la barque de son business que son voilier. C’est son père Micha qui lui a transmis l’affaire. Passionné de voile lui aussi, Micha a fait fortune dans le transport de marchandises sur le transsibérien, à la faveur de la Perestroika. Ce qui lui a permis de financer la construction de ce port de plaisance qui abrite, outre deux restaurant et un pub, les yachts luxueux de quelques oligarques et une école de voile. La règle étant que les premiers financent la seconde. Père et fils sont pleins de sollicitude pour le capitaine de Chamade : Marc est très vite invité à se prélasser dans la bania privée de Micha. Un sauna russe, entièrement dédié à la mer, aux navires et aux nymphes à poil immortalisées sur les murs. Pas question pour la gent féminine en chair et en os d’entrer dans ce sanctuaire de la virilité. Donc pour moi, ce sera la douche pas du tout sexy – mais propre – de la vieille salle de sport voisine.

 

Ce qui me frappe, c’est que dans l’Extrême-Orient où nous sommes, il n’y a plus un seul Asiatique à l’horizon. Au Japon, nous étions les seuls « Blancs » ou presque. Ici nous sommes redevenus comme tout le monde. Car à part les voitures japonaises, Vladivostok n’a rien d’asiatique. Je me retrouve comme en Europe – disons en Europe de l’Est, avec son âme slave, ses exubérances et ses fraternisations ostentatoires. Adieu courbettes nipponnes et autre politesse compassée. Ici, c’est à la bonne franquette et les « zdrasvouïtié » de stentors sonnent comme une amicale claque dans le dos. Très vite nous pouvons compter sur le réseau des amis de mes amis, par lequel passent toutes les relations en Russie.

 

C’est comme ça que nous nous retrouvons à trinquer dans le bateau avec Andrey et Andrey, deux voileux résidant au Kamchatka. L’anglais n’est pas leur fort. Alors, pour mieux se faire comprendre, ils ont apporté leur apéro fait maison : un mélange d’alcool pur à 95°, dilué dans le l’eau et du jus de framboise. Un tord-boyaux qui au final se boit à 45° et qui, s’il ne vous tue pas, est censé vous aider à digérer des snacks tout aussi assassins : des lamelles de lard blanc que je prends malencontreusement pour des morceaux de fromage. Oups !

 

Un verre, et nous aiderons nos camarades à remplir les formalités d’entrée au Japon où il veulent se rendre. Deux, trois verres et, promis juré, Andrey et Andrey vont s’occuper de nous accueillir au Kamtchatka, en court-circuitant l’agent maritime qui nous demande 2000 dollars !

Aujourd’hui, la météo est propice pour larguer les amarres. Nous avons fait le plein de vivres et de bonne humeur. Agathe et Catherine sont du voyage. La première est une volcanologue navigatrice, la seconde une romancière parfaitement russophone, mais pas navigatrice du tout.

 

Nous laissons derrière nous Vladivostok, son trafic dantesque de voitures japonaises, ses deux ponts suspendus rutilants, son vieux funiculaire et la gare terminus du Transibérien, toujours à l’heure de Moscou. Nous avons dit au revoir à tous les amis et aussi à ce brave Lénine, toujours debout à montrer du doigt le chemin à suivre vers un avenir radieux. Le nôtre commence ici et maintenant.

 

Et c’est ainsi qu’après quelques jours de navigation, nous arrivons à Olga. Joli nom pour une bourgade qui vue de loin et sous le soleil a des allures très bucoliques. Abstraction faite du port de commerce de bois qui veille à l’entrée de la baie. C’est dimanche, il fait beau. Au pied des collines verdoyantes et des arbres en fleurs, on a sorti les nappes pour le pique-nique familial, tandis que les enfants s’éclaboussent dans l’eau.

Sur la plage, tout le monde se fige. Les gens viennent d’apercevoir Chamade qui jette l’ancre, un peu plus au large. Qu’est-ce que c’est que cet OVNI à voiles ? Et ces Extraterrestres, pourquoi ont-ils choisi de s’arrêter à Olga ?

 

Pourquoi ? Parce que la tempête menace et qu’on y trouve un mouillage idéal, presque lacustre. Faudrait leur expliquer aux locaux. Notre escouade débarque subrepticement du dinghy que nous abandonnons sur la plage.Très vite je ressens de la sympathie pour cette bourgade un peu insolite. On y voit des vaches maigres trotter sur la route qui serpente entre les isbas et les immeubles décrépis. Mais aussi un cheptel non négligeable de grosses voitures japonaises cahotantes. Malgré ce signe extérieur de richesse, je suppute que les quatre mille habitants du lieu vivent très simplement d’un peu de sylviculture, d’agriculture et de pêche. Mais sait-on jamais de quoi vivent les gens dans cet Extrême-Orient russe.

 

En revanche, il est très clair qu’à Olga, on se méfie grandement des rencontres du 3ème type. Catherine dégaine son russe pour une première tentative de contact avec un couple d’ados (à eux deux ils doivent totaliser moins de trente-cinq ans) qui promène son bébé. Échec. Du coup, après un rapide repérage des lieux, les Extraterrestres se glissent discrètement dans la petite église orthodoxe en bois qui dresse ses coupoles dorées dans un parc. Derrière la statue de qui ? Je vous le donne en mille… ? Du camarade Влади́мир Ильи́ч Улья́нов dit Lénine. Who else ?

Ils y trouvent tout naturellement un pope barbu, nommé Gueorgui. Le saint homme qui ne craint personne, excepté Dieu, leur raconte avec véhémence la version russe de Don Camillo et Peppone, lequel, après des années de négociations, a finalement consenti, en 2010, à ce que l’église de Sainte-Olga soit construite. Mais dans le dos du pape de la Révolution et en point de mire de la mosaïque de Karl Marx qui orne la maison de commune. « La Révolution a mis longtemps à arriver jusqu’à nous et elle a été longue à repartir », soupire le père Gueorgui. Pour autant qu’elle soit vraiment repartie, ce qui n’est pas certain si l’on en juge par le titre du journal officiel local, intitulé « Sacro-saint Lénine ».

 

Dans sa très humble isba où il nous reçoit avec ses rares ouailles (six personnes en tout dont trois font partie du choeur) après la messe, le pope sort sa vodka et son cognac, en déclarant que, selon le grand chimiste russe Mendeleiev, c’est à 40° que l’alcool est bon pour le corps humain. Lui ne boit jamais entre deux offices. Mais sans tenir compte du fait que nous sommes des Extraterrestres et non des humains russes, il incite toute la tablée à trinquer au retour imminent du Tsar. Ah bon ? Le Tsar doit revenir, comme le Messie ? Un scoop pour le « Sacro-saint Lénine » !

 

Soulevant un pan de rideau, le père Gueorgui nous laisse découvrir une photo de la famille impériale, assassinée en 1917 par les Bolcheviks : le Tsar Nicolas II, son épouse Alexandra Feodorovna – une Allemande, Dieu merci convertie à l’orthodoxie – et leurs cinq enfants. « Tous ont été canonisés par l’Église russe, explique le pope. Actuellement, nous cherchons en Europe des descendants des Romanov. Car c’est certain, le Tsar va revenir pour sauver le peuple russe ».

 

« Et que fera donc le Tsar de retour, pour le salut des Russes ? » Je ne sais plus qui de nous a osé la question qui fâche. Le père Gueorgui nous regarde avec commisération : « Vous ne pouvez pas comprendre, même le peuple russe de comprend pas. Il est ignorant de ces choses-là ». Je me demande tout de même si après Staline et Poutine le peuple ignorant aurait envie de voir le vrai Tsar se repointer.

 

Les jours suivants, Chamade se transforme en arche de Noé. Le déluge va durer quarante-huit heures durant lesquelles nous vivons en huis clos dans le carré, à lire, à jouer au scrabble, à papoter. Agathe grave des portraits de Lénine. Catherine nous mitonne une kacha russe de son cru, avec les graines de sarrasin, les légumes et les champignons que nous avons facilement trouvé en ville, dans les épiceries qui ne manquent pas. On arrose ça de vin géorgien, un peu rugueux, à l’effigie de Staline. Dans le mouillage, nous sentons à peine le clapotis de l’eau, mais hors de la baie, ça bastonne et la météo nous dit que ça va bastonner encore pendant une semaine. Nous voilà coincés ici pour un bon moment.

Heureusement, avec le retour du soleil, vient le dégel des relations interplanétaires.
A force de les voir arpenter pacifiquement les rues, les habitants d’Olga (surtout les femmes) ouvrent leurs bras et leur grand cœur à ces étrangers d’un autre monde qui s’incrustent chez eux. Avec en tête, semble-t-il, deux idées fixes, aussi consternantes l’une que l’autre : trouver où boire un café et dénicher une douche.

 

Grâce au langage commun parlé par celle qui se présente comme Ekatarina (Catherine), les Extraterrestres finissent par copiner avec tout le monde. Avec le vendeur de chapeaux ouzbeks, le sous-chef du port et sa femme, les dames de leur épicerie préférée – celle qui vend des glaces Plombir – ou encore celle de la papeterie. Ils sympathisent avec la dame du guichet de la gare routière et la journaliste-fonctionnaire du « Sacro-saint Lénine », sans doute la seule anglophone d’Olga. Ils causent avec Lena qui tient un petit bazar de vêtements, de chaussures et de dessous féminins où les bonnets dévolus aux seins font bon ménage avec les Saints dont elle expose les petites icônes.

 

Avec toutes ces relations, la question du café se règle rapidement. A Olga, il y a près du port le « Brize », un café-restaurant où l’on sert du bortsch, mais pas de café. Au centre, il y l’épicerie-bar « Bienvenue » où l’on vend du cappuccino en sachet, à emporter ou à boire sur place. Le choix est vite fait.

Pour la douche, en revanche, c’est une autre histoire. Les téléphones portables crépitent d’un bout à l’autre de Olga. On appelle la gérante de « l’hôtel » qui est fermé pour cause de travaux. Mais c’est niet. Impossible de faire un plan pour un lavage corporel non planifié. Les Extraterrestres doivent se rendre aux évidences du lieu où ils ont débarqués. Même si l’eau est réputée excellente à Olga, on ne partage pas sa salle de bain. A supposer qu’on en ait une. Ce dont je doute fortement.

 

Diplomatiquement sollicitée, la patronne du « Bienvenue » élude la question en proposant à ses piliers de bar un bol de son bortsch maison « qu’il faut absolument goûter ». Excellent. Merci. Mais ça ne remplacera pas une bonne douche, sans laquelle les Extraterrestres craignent de se dématérialiser. Ils décident alors d’utiliser les grands moyens : le bus. Celui qui va les conduire dans la « grande » ville minière de Kavalerovo. Cent kilomètres de route un peu cahoteuse et au bout… le Graal : la cabine de douche toc – fabrication chinoise – d’une chambre rénovée de l’hôtel Octobre. Ouf, sauvés !

 

A Olga, pendant ce temps on s’inquiète de la disparition du capitaine de l’OVNI et de son équipage. Lorsqu’à la nuit tombée le gardien des barques de pêche nous aperçoit, il pousse un soupir de soulagement. « On vous croyait perdus dans la taïga ». Mais non ! Les Extraterrestres sont de retour chez eux, à Olga qui les a adoptés, mais qu’ils songent tout de même à quitter rapidement, si toutefois les autorités du port trouvent la marche à suivre pour laisser un OVNI helvétique naviguer jusqu’à l’île Sakhaline. Ce qui après un jour de négociations ne semble toujours pas évident.

Voilà deux jours et deux nuits que nous voguons vers Korsakov, sans pouvoir dire quelle est la couleur de la mer ni du ciel. La faute au brouillard glacé qui ne nous lâche pas. J’y vois, pour ma part un seul avantage : au lieu de faire les quarts dehors, à se geler les fesses, nous restons au chaud à la table à carte, le nez sur le radar et sur la carte électronique où nous pouvons repérer la trajectoire et la distance des bateaux munis d’un transpondeur AIS. Mais pour l’instant, RAS. Le lieu, heureusement, n’est pas très fréquenté.

 

Hors quart et quand elles ne nécessitent pas trop de manœuvres, ces parenthèses de vie navigante ont pour moi quelque chose d’insaisissable, d’hypnotique presque. J’ai le sentiment de m’absenter du monde. Je gamberge. Je repense à notre escale d’Olga où le mauvais temps nous a retenu plus d’une semaine. Nous avons failli ne plus pouvoir nous en échapper. Non plus à cause de la météo, mais à cause de l’incurie des autorités qui ne savaient pas comment s’y prendre pour nous délivrer un papier de sortie. Personne n’avait jamais vu un voilier étranger. Discussions internes, coups de téléphone, négociations par Catherine interposée… Au bout d’une journée et après nous avoir demandé moult documents, on nous a donné rendez-vous le lendemain au port. Et là nous sommes repartis pour deux heures de surenchère paperassière. Et on voudrait encore ceci et cela et votre visa multi-entrées et encore une fois les papiers délivrés au départ de Vladivostok etc. Nous étions excédés.

Finalement, la tension est retombée lorsque Marc a donné sur tous les documents des coups de tampon rageurs estampillés Chamade. Ils étaient contents. Et nous avons eu le feu vert pour partir, vers Sakhaline, qui à ma connaissance fait toujours partie de la Russie, mais se trouve à plus de 12 milles des côtes, au-delà des eaux internationales. Par conséquent, c’est comme si, à chaque traversée, nous quittions le pays pour y entrer à nouveau. Logique, non ?

 

Ce matin, c’est la lumière qui m’a incitée à mettre le nez dehors. Avec l’aube, le brouillard s’est levé. Toutes proches, les côtes de l’extrême nord d’Hokkaido se dessinent en rose et bleu. Le cône majestueux du « Rebun Daké » nous fait un clin d’œil de vieux copain nippon. Je me sens envahie d’une grande nostalgie pour le Japon, ses onsens bouillants et les douceurs de son art de vivre. Mais, suivant le vent de l’histoire, nous n’allons pas virer à droite, mais à gauche, après avoir franchi le détroit de La Pérouse, en l’honneur de qui nous envoyons notre spi asymétrique. La voile se déploie et bombe le torse, comme une montgolfière. Et moi j’en fais autant. Je remplis mes poumons d’air. Il fait beau. Je revis. Catherine et Agathe m’ont rejoint dans le cockpit, une tasse de thé brûlant dans une main, une cigarette dans l’autre. Nous rions à l’idée que nous nous nous sommes échappés de notre prison d’Olga pour gagner le bagne de Sakhaline.

L’île de Sakhaline doit sa renommée à la colonie pénitentiaire qu’elle a abritée. En 1890, Anton Tchekhov y a séjourné trois mois, pour enquêter sur les conditions inhumaines dans lesquelles vivaient les bagnards et les proscrits du régime tsariste. Son livre fait évidement partie de mes lectures de bord. J’ai toute la nuit pour le feuilleter à 37.9 °N et 44.4 E, position précise que les autorités portuaires de Korsakov nous ont indiquée pour attendre au mouillage, jusqu’au lendemain, l’ouverture des bureaux.

 

« Tout autour la mer et au milieu l’enfer ». C’est ainsi que Tchekhov décrit notre escale. Mince alors, quelle perspective réjouissante ! Même si nous savons que désormais, l’île de Sakhaline est devenue le paradis d’ ExxonMobil, de Gazprom, Shell, Mitsubishi et autres multinationales qui exploitent conjointement le plus grand gisement combiné off shore de Russie. Nous avons d’ailleurs croisé plusieurs méthaniers géants faisant route vers l’Eden de l’or noir, dans la baie voisine.

 

Chamade, en revanche, est expédié vers le purgatoire, c’est-à-dire le port commercial de Korsakov. C’est là que nous devons rester confinés au milieu des cargos, dans un périmètre entouré de barbelés où l’on ne pénètre pas sans montrer patte blanche. Interdit d’aller s’amarrer ailleurs que dans cette zone, dite internationale.

Le port de Korsakov aujourd'hui

Le port japonais d'Otomari (Korsakov) avant la 2nde guerre mondiale

Sur le dock, un cargo a abandonné trois rangées de voitures japonaises débitées en demi portion. D’un côté l’avant, de l’autre le cul. Des voitures sans queue ni tête. Explication : une voiture intégrale est soumise à des taxes d’importations élevées, mais divisée en deux, elle sera considérée comme « épave », donc exonérée ou presque. Rien de plus facile ensuite de ressouder l’avant et l’arrière pour en faire un véhicule made in Russia.
Des bagnoles reconstituées, du pétrole, du gaz, une gigantesque usine de liquéfaction, deux pipelines : si Tchekhov revenait (ce qui serait tout de même plus salutaire pour la Russie que le retour du Tsar), il serait sans doute heureux de voir que son enfer s’est dissous dans les limbes de l’histoire et surtout de l’économie.

 

Il suffit de faire un saut de l’autre côté du chemin de fer désaffecté pour s’en persuader. Nous traversons un parc fleuri et des aires de jeux multicolores pour les enfants. Nous fouinons dans les boutiques un peu vieillottes, mais très bien achalandées. Au rez-de-chaussée des vieux immeubles communistes, elles ont été accommodées à la sauce capitaliste. On a lourdement fardé les façades et camouflé leur rides avec un bariolage assez détonant.

Nous sirotons d’excellents vrais cappuccini dans des petits troquets très tendance fréquentés par des jeunes qui essaient de se faire comprendre en anglais. Dans la rue piétonne où nous aimons flâner en léchant nos Plombir préférées, on est en train d’installer des tentes « pour la fête de la libération ». Pardonnez mon incurable curiosité, mais de qui la Russie s’est-elle donc libérée ? « De l’URSS, bien sûr, quand elle s’est écroulée ». Et que la fête commence, au su et au vu de Lénine qui trône toujours sur la place et dans les collines environnantes – il a un don d’ubiquité phénoménal, cet homme. Ce sera certainement sans les habitants des hauts de la ville, qui gardent planté au sommet leur immeuble, un beau grand drapeau rouge, dûment estampillé d’une faucille et d’un marteau.

 

Après tout, on s’en fout. Puisque la Russie s’est libérée, nous pouvons sans crainte aller voir dans la nature, à quoi ressemble cette île de sinistre mémoire, deux fois grande comme la Suisse, que Russes et Japonais se sont partagé et échangé, disputé, au cours de l’histoire.

La station de ski de Yujno-Sakhalinsk

L’ami de l’ami de l’ami s’appelle cette fois Gregori. Outre sa passion pour le kayak, il travaille pour Exxon et par conséquent parle l’anglais avec un accent américain parfait. Nous voilà partis dans son 4×4 tout confort, pour une virée dans le sud de Sakhaline. Greg a ses entrées dans la zone très surveillée du complexe gazier que nous traversons, avant de gagner la capitale : Yujno Sakhalinsk. Une île de prospérité dans l’île. Avec le business des hydrocarbures, sont arrivés les expatriés, les pétrodollars et la grande vie. Du moins pour certains. Greg nous emmène déjeuner au restaurant du club très fermé des travailleurs étrangers. Pelouse, golf, piscine, tennis, salons feutrés et activités pour les enfants… L’exil à Sakhaline n’a plus tout à fait des allures de bagne.

 

Tout en conduisant, Greg nous parle des hivers de Sakhaline, des températures polaires et des routes gelées. Le mois qu’il préfère, c’est novembre. Quand la toundra rousse se poudre le nez de blanc et qu’il peut emmener sa fille sur les pistes de ski qui dominent Yujno.

 

Mais n’anticipons pas. Pour l’heure, nous roulons bien au chaud entre toundra et taïga qui rivalisent de vert. D’un vert tendre et lumineux, comme j’en ai rarement vu. Soudain, je crois rêver : une oursonne et son petit ont jailli de la forêt. Effrayés par les voitures, ils font demi-tour instantanément. La rencontre a été fugace, mais tellement surprenante que j’en suis toute excitée. A cette saison les grizzlies ont faim, explique Greg. Les saumons n’ont pas encore commencé à remonter les rivières. Ils vont chercher à manger dans la décharge publique.

Greg brûle de nous montrer Kholms où arrive le ferry qui relie l’île au continent. C’est la ville de son enfance. Entre mer et collines, elle a gardé un peu de son âme d’antan, avec sa promenade cabossée, son monument à la gloire de la marine soviétique, son petit port de plaisance. Nous marchons sur la longue plage de sable blond qui borde la côte ouest de l’île, le visage tourné vers le soleil qui me semble miraculeux, après tant de jours pluvieux. La mer grise est devenue bleue. « C’est ennuyeux, la mer bleue, relève Greg. Moi j’aime quand elle est grise, avec un ciel bas et des montagnes enveloppées de brouillard ». A chacun son paradis.

 

Greg nous raccompagne à Yujno. Catherine nous quitte pour rester un peu plus longtemps avec Tchekhov. Dans le bus qui nous ramène à Korsakov, nos pensées naviguent déjà vers d’autres îles interdites : les Kouriles.

 

(La suite de ce récit est à retrouver dans le numéro 6 de Récits du Monde)

Née en 1952, Sylvie Cohen a été journaliste pour Europe 1, le Quotidien de Paris, la Radio Télévision Suisse Romande et l’Hebdo, avant de devenir haut fonctionnaire et de diriger les Affaires Extérieures du Canton de Genève.
 
Elle découvre la voile en 1997, et a depuis franchi le Cap Horn, et navigué en Patagonie, avant de devenir la co-skipper de Chamade.
 
Après un premier récit pour Récits du monde racontant leur traversée du passage du Nord-Ouest sur les traces d’Amundsen, en 2011, elle revient nous raconter sa découverte de l’Extrême-Orient russe.

Plus d’informations

Son livre

biblio1bis
Quand le Pôle perd le Nord
Sylvie Cohen, Marc Decrey, Matthieu Berthod
Ed. Slatkine

 

Son film

 

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