Confidences d’un Pied Cassé  par Sabine Besançon

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Je suis un pied cassé

1
Sur le plateau technique
INI des Invalides
01.07.2011 - Voir la carte
2
Le Kâmasûtra des kinés
INI des Invalides
15.07.2011 - Voir la carte
3
Les volontaires et les fatigués
INI des Invalides
31.07.2011 - Voir la carte
4
Mme A., petite mamie, grande dame
INI des Invalides
15.07.2011 - Voir la carte
5
Jeff le paraplégique
INI des Invalides
31.08.2011 - Voir la carte
6
Dans l'ambulance
Sur l'autoroute du Soleil
15.09.2011 - Voir la carte
7
Un lieu de rencontres
HIA de Laveran
30.09.2011 - Voir la carte

Sabine Besançon

Je suis restée accrochée aux fils de perfusion pendant quatre mois et demi. De St- Joseph à Marseille, en passant par Valmante, j’ai été transférée à la Pitié-Salpétrière à Paris. Là, on m’a coupé la jambe, je n’ai plus jamais revu mon pied, on n’en a plus jamais reparlé.

 

A poil, démunie, je m’accroche à mon téléphone portable. Je reçois les visites de proches. Des dessins d’enfants, des cartes postales, des marques de soutien, des cadeaux. On m’a apporté des bonbons et des fleurs périssables. Aux moments des délires et de l’insoutenable, beaucoup ont pleuré et ceux venus me soutenir pour la nuit, étaient épuisés. Jouer, méditer, parler, il y a urgence à tromper la douleur, la souffrance dilate le temps.

 

Pour me changer les idées, Julien m’apporte un carnet de croquis et des crayons. Le dessin va me sauver de l’ennui. C’est là que commence l’aventure de ce carnet, je fais un premier autoportrait.

Je retourne à la vie le jour où l’on me met sur une chaise roulante. L’Institut National des Invalides (INI) à Paris m’accueille en centre de rééducation. Je retrouve une mobilité, je pars à la rencontre des autres.
Sur le plateau de rééducation fonctionnelle, une salle entière de modèles vivants, des corps dans tous les sens. Discrètement, je sors mon carnet de croquis. Saisir l’émotion qui se dégage de la complicité entre soignants et soignés. J’hésite un peu, l’accueil est favorable : je continue.

 

Je prends de l’assurance et demande des pastels gras, parce que c’est pratique et efficace. Miguel, un kiné, me propose une exposition sauvage dans les couloirs des Invalides. Un visiteur me fait remarquer que tous mes dessins sont bleus, de couleur froide. Contente de ce petit succès, je continue après mon transfert à l’Hôpital Inter-Armées (HIA) de Laveran à Marseille. Je me suis équipée. J’ai installé un sac de toile aux poignées de la chaise roulante, et tel Robin des Bois, je sors le carnet de mon carquois et je croque tout ce qui bouge. Les uns et les autres se sont habitués à me voir ainsi déambuler et leur tirer le portrait. J’ai fixé la mémoire de ces rencontres. De ces portraits, j’ai fait une histoire. Un voyage en terre inconnue.

Loin de m’habituer, après de telles épreuves, je me sens fragilisée, traumatisée. Mon âme est en peine, j’ai peur de la douleur.

Ça boude par ici.
Entre fatigue et ennui, le patient patiente.

Très autocentrée, je suis plus radicale aussi : plus le temps de faire des circonvolutions ou des compromis.
Je ne transige plus avec ma volonté, je vais droit au but : je suis libre. Tout est permis.

Se déballe devant moi une salle entière de modèles vivants, des corps dans tous les sens, dans bien des postures. Face à l’impudeur de toutes ces chairs exposées sur le plateau, face à l’œil scrutateur des soignants qui analysent les travers ou les progrès, face à la nudité commune liée à la rééducation collective, mon œil de « croqueuse d’hommes » se régale.

 

 

 

 

 

 

Kamel tire son t-shirt pour cacher le massage des fessiers...

Sur un Motomed, l'homme habituellement en fauteuil est éreinté.

Double amputation, quel panache !
Des jambes de fer, des yeux de velours.

C’est un travail de tous les jours où le kiné s’efforce de te redonner l’impulsion, de conserver le moral, il t’aide à soulager les douleurs et les courbatures, il va te détendre ou te booster.

 

Comment ne pas tomber dans la colère contre la Providence et contre la maladie ? Où est-ce que la médecine s’est trompée pour que je me retrouve en fauteuil ?

 

Et l’indifférence des valides qui ne se doutent de rien ?

 

Je m’agace d’être dépendante, je culpabilise d’être inutile, je n’ai plus mon rythme naturel.

 

 

 

 

 

Sur la chaise électrique...

Elle se réveille le matin et maugrée avec un petit air: « Vous ronflez ! »
Elle est de mauvais poil, elle vient de se faire opérer de la hanche, elle s’est fait poser une prothèse. Et moi je m’en fiche, parce qu’avant j’étais peinarde, toute seule dans une chambre double, et même si c’est la doyenne, ben j’étais là avant. On laisse passer la journée.

 

« Oui tout va bien, je vais très bien ; on se voit très bientôt », elle raccroche.
Le soir quand je rentre, on est plus disposées à faire connaissance, car somme toute la curiosité est plus forte, et puis autant faire bon ménage.
Je lui raconte ma vie. A son tour, elle me dit qu’elle est là parce que dans l’autre pavillon des Invalides, la maison de retraite des VIP, se trouve son mari. C’est quoi ça, le carré VIP ? Eh oui, me dit-elle, mon mari est résistant.
« RESISTANT ! Ça existe encore ? Racontez-moi ! » Commandeur de la Légion d’honneur et de l’ordre national du Mérite, Croix de guerre 1939-1945, Médaille de la Résistance. Waouh !

 

Elle est tombée amoureuse quand elle avait 17 ans. A l’époque, les choses n’étaient pas comme maintenant. A l’entrée de la guerre, ils se sont séparés, un regard à la sortie de l’église. Elle l’a retrouvé 50 ans plus tard par l’intermédiaire d’un ami et ce fut de nouveau le coup de foudre. Ses yeux pétillent à l’idée de ce souvenir. Ils avaient déjà divorcés chacun de leur côté, lui d’une femme politique connue, des enfants, une vie derrière eux déjà. Libérés par la vieillesse, les deux tourtereaux se retrouvent, ils s’épousaillent !

Voilà les enfants de Mme A. qui débarquent. Elle grimace. Elle me glisse à quel point son gendre manque de tempérament, je ris de la confidence. C’est pas souvent que j’entends les aînés pester sur leur descendance. Elle continue de le voir dans sa maison VIP, il a la maladie d’Alzheimer. Il a eu trop de soucis pour son grand âge, il ne voulait plus gérer. Et moi, culottée : «  Et vous l’aimez toujours ? ». Un peu interloquée mais quand même amusée, elle lève la tête, réfléchit et me lâche d’un son clair « ben oui ! ».

 

Elle est rentrée chez elle après sa rééducation de la hanche, et m’a invitée à venir la revoir (ou je me suis invitée toute seule?). Un peu curieuse quand même de voir l’homme, je me suis aventurée vers l’autre pavillon. Elle prenait le thé avec deux copines tout aussi ridées, avec ce grand fauteuil à leurs côtés. Je l’ai revue peu après, ce petit bout de femme poussant cet homme immense, le baladant dans les jardins des Invalides, pas facile. L’amour n’a pas d’âge et se bat contre la mort. C’est beau. Je peux vous dire Mme A., maintenant qu’on s’aime, à quel point vous ronfliez vous aussi !

« Tu veux une clope ? » Pas de problème, il a un tiroir intégré à son fauteuil. Quand je l’ai rencontré, il était à plat ventre sur un lit roulant et il arrivait encore à crâner. Au top. C’est le lot des paraplégiques qui font des escarres. Le soin consiste à les mettre les fesses en l’air car ils ne peuvent pas rester assis plus d’une heure par jour. Gourmette, montre dernier cri au poignet, plus mec que lui tu meurs. Et un clin d’œil, et une blague ravageuse. Il a traîné ses guêtres dans un garage depuis tout petit, il a cinq voitures à son compte qu’il a démontées et remontées pour le plaisir. C’est pas tout : il tire au pistolet, et me raconte fièrement les chiffres et les lettres qui composent le calibre de ses engins, ce qui m’échappe totalement. Son fauteuil, il en connaît tous les rouages, il l’a choisi pour qu’il passe toutes les portes exiguës de Paris et du métropolitain. Il y a intégré une lampe de poche et s’est équipé de mitaines rembourrées, achetées dans un magasin spécialisé. Il a galéré dans sa vie, mais Huggy les bons tuyaux a toujours la solution.

 

Quelle brutalité ce jour où il a volé de son scooter pour atterrir de l’autre côté de la rue, et cette voiture qui lui a écrabouillé les deux jambes. On le devine, il ne se souvient de rien. Coma. Et le chauffard s’est barré. Mais le gars, il sait rebondir. Il surveille sa ligne, son look. Il est raisonnable, ne boit pas d’alcool, doit se sonder toutes les deux heures. Normalement, un « para’ » c’est toutes les quatre heures, va falloir qu’il fasse des analyses. Il est avec les sentiments comme il est avec la mécanique, il détecte tout, analyse tout, recompose tout. D’une grande sensibilité et d’une susceptibilité qui lui est liée, le mec, il ne s’impose pas. Il lui faut un bristol à chaque fois qu’on l’invite, pas d’incruste aux teufs. Trop con le gars, il ne sait pas ce qu’il rate.

Handicapé ou pas, le type est indépendant, il habite seul et s’est organisé dans son immeuble moderne un appartement-témoin à sa mesure, avec cuisine équipée et adaptée. Seulement, depuis qu’il est hospitalisé, il n’est pas rentré chez lui. Coup de fil de la voisine d’en dessous pour une fuite d’eau. La découverte est de taille : c’est l’appartement du dessus qui fuit depuis une semaine à travers le sien. Foutus la cuisine high-tech, le four à mille euros ! Il a regardé sur Internet, il n’y en a pas de semblable. Et le salon qui a commencé à être inondé. Va falloir refaire le parquet flottant avec son père.

 

Papa et Maman portugais, fidèles parmi les fidèles, viennent voir leur fils tous les jours à l’apéro, autour d’un Perrier citron, et font immanquablement le tour de la table pour saluer tout le monde et n’oublier personne. Mais voilà, Jeff il ne pleure plus : « Pour quoi faire? C’est pas grave, c’est que du matériel. » Qu’il dit. Il commence à ressembler à Huggy les tuyaux percés. En tout cas, sa chambre, elle pue la clope et son déo capteur de mauvaises odeurs n’y changera rien. Dire que l’avocat est décédé dans la semaine, la loi des séries. Jeff, c’est mon pote. Indéfectible, il fait face. Il me parraine dans cette entrée au cœur du handicap et sait trouver les mots justes. Tel un chat aux aguets, avec ses longs cils et son air triste, il ne dort plus la nuit. A quatre heures du matin, ce chat noir est la seule lampe allumée dans le couloir.

Et puis j’ai fait Paris-Marseille en ambulance.

 

Les mecs ce sont des pro-fes-sion-nels ! Pour ce long trajet, je suis entrée dans une limousine super médicalisée, avec son matériel de premiers secours et ses bouteilles à oxygène, les chauffeurs étaient très qualifiés car ils me disent avoir souvent affaire à des pathologies lourdes. Ils savent que j’ai du mal à quitter les Invalides, où je viens de passer quelques mois très intenses, pour aller dans les quartiers Nord de Marseille, à l’Hôpital de Laveran. Une ville où je n’ai pas d’attache et je ne suis pas pressée de retourner vivre à l’hôpital. Alors, ils m’ont donné une tablette avec le film Devdas, un film romantique indien aux grands sentiments, j’ai vidé la tension, ils ont réussi leur coup.

 

Dans l’ambulance, la législation veut que tu sois allongée. Je ne pouvais pas respirer sans qu’ils soient là pour m’accompagner. A la pause, ils m’ont laissé sortir, mais ils étaient hyper protecteurs : sur les marches, ils ont préféré me porter plutôt que me laisser utiliser les béquilles, c’était rigolo.

Les ambulanciers sont des gens qui ne tiennent pas en place, c’est des nomades. Faut que ça dépote, ils aiment bien quand ça va vite. Ils n’ont pas de vie si ce n’est dans l’ambulance : ils mangent dans l’ambulance, ils font la sieste dans l’ambulance, il y a même des couples qui se forment… Du coup, comme ils sont ensemble de 6h jusqu’à 21h le soir, en général ce sont des gens hyper soudés, c’est vraiment des binômes. Le temps est élastique et a une amplitude importante. Soit il faut se dépêcher à 5h30 pour conduire une petite dame à sa dialyse alors qu’elle ne veut pas y aller, soit il faut attendre la fin du rendez-vous de médecin en fumant des clopes sur le parking.

 

Du coup, ça doit fonctionner au niveau des binômes, si ça ne marche pas, c’est carrément l’enfer, il y a une ambiance horrible et tout dysfonctionne, ils sont en retard et moins attentifs aux patients. Il y avait une ambulancière comme ça, elle était cardiaque, soit-disant. Elle voulait rien porter mais en plus elle voulait pas conduire, elle en foutait pas une rame. La langue bien pendue, son collègue me glisse : « Je passe des journées plus fatigantes quand elle est là qu’à porter des patients ». Par contre quand le binôme marche bien, c’est super agréable, ils sont contents de venir bosser, l’ambulance est leur deuxième maison.

 

A mon tour, je quitte le camping-car, ils désinfectent tout. J’ai connu une ambulancière qui mettait souvent du parfum d’ambiance dans son vaporisateur pour masquer les odeurs de transpiration de la journée. Ce parfum synthétique aux agrumes piquait le nez et me faisait regretter les odeurs corporelles. Hé oui, ça reste un transport en commun : au suivant !

À l’hôpital, on rencontre la France entière. Des légionnaires, des blessés de guerre qui reviennent de Yougoslavie, du Kazakhstan ou du Mali, des agents commandos, des victimes d’attentats ou des truands qui se sont fait tirer dessus, des marins-pompiers, des maladies bizarres, des cancers, des diabétiques, des accidents improbables, des petits jeunes qui font le plongeon à ski ou bourrés du troisième étage, des erreurs chirurgicales, un rocker tatoué de la tête au pied qui se fait faucher la jambe en bécane, un enfant-tronc, une femme qui perd son bras à la chasse, des accidents toujours stupides, des intellos, des aventuriers, des gitans, des mamies qui se font faire une prothèse de hanche, des ligaments croisés pétés à la pelle, etc.

 

Les discussions vont bon train, les convenances sont mises à bas, on préfère le tutoiement. Les gens se livrent facilement et parlent d’expériences communes. On vomit nos interrogations sur le divan, on commence par le handicap, avant d’élargir la confidence à la vie, la mort, l’amour, les problèmes de sous, de boulot, de papiers.

Oscar, militaire en Afghanistan, n’a pas senti la balle lui toucher le pied. Depuis deux ans, il navigue entre les greffes d’os et les greffes de peau. Le pied est tellement tordu qu’il n’y croit plus, il sèche les rendez-vous de kiné.

Sabine Besançon est née à Paris en 1976. Dans sa jeunesse, elle s’intéresse à tous les métiers d’arts graphiques : peinture, dessin, estampe, mais aussi à la fabrication du papier, reliure, encadrement, impression. Finalement, elle part étudier un an au sein de la Bibliothèque Nationale de Chine à Pékin, où elle acquiert les techniques traditionnelles chinoises de travail du papier et des encres. Titulaire du Master, elle exerce plusieurs années le métier de restauratrice d’œuvres d’art avant de s’orienter vers un travail plus personnel.

 

Elle est aujourd’hui plasticienne et travaille la gravure taille-douce. En recherche entre force et délicatesse, elle aime à concilier l’incompatibilité des matériaux que sont la plaque de zinc et le papier, les allier le temps d’un tirage sous la presse afin de révéler les qualités graphiques du métal, l’intensité colorée des encres et la finesse du papier. Vous la croiserez dans sa galerie La Plume et La Pointe au Panier, à Marseille, ou à l’atelier de gravure L’Atelier M, près du Vieux-Port.

Plus d’informations

Confidences d’un Pied Cassé, Treize Avril Editions

 

 

 

 

 

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