Embarqué  par Nicolas Le Roy

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Embarquer
Brest
15.01.2016 - Voir la carte
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L’écriture au large
En mer du Nord
01.02.2016 - Voir la carte
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Faire le point en mer du Nord
En mer du Nord
15.02.2016 - Voir la carte
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Une escale d’hiver à la criée de Boulogne
Port de Boulogne
20.02.2016 - Voir la carte

Nicolas Le Roy

Le 15 janvier, 8h00. Le port s’éveille sous un ciel sombre, immobile et chagrin. De lourdes gouttes de pluies criblent l’épaisse pellicule d’eau sur l’asphalte du 3ème éperon. Les sanglots de rouille perlant de chaînes et grues irisent d’un voile de nacre les flaques bleu pétrole dorées de la lumière des projecteurs du quai. A l’aube d’un nouveau départ, Brest pleure les marins qui la quittent.
Dans l’Ouest du 5ème bassin, le Thalassa nous attend. Il somnole et ronronne, prisonnier de liens qui le retiendront encore deux jours à quai, le temps de charger le matériel scientifique. Cette mission halieutique nous mènera dans l’hiver froid et austère de la Manche et de la Mer du Nord. Du large de la Tamise, aux escales des Pays-Bas : Scheveningen, Amsterdam… Profiter de ces derniers moments à terre pour soigner les au-revoir, accepter comme une fatalité d’être arraché à ceux qu’on aime. Se résigner aux frustrations à venir et puis lâcher prise : l’appareillage, c’est dans la tête avant tout.

A bord, personne ne parlera de la mélancolie du départ. Pourtant, elle nous relie et nous rassemble. Chacun de nous connaît le coût du long cours. Plongés dans l’action, les soutiens mutuels et réconfortants se devineront autant dans les attentions bienveillantes que dans les engueulades. Au pire, après la journée de boulot, nous irons nous défâcher une dernière fois dans un rade du port, y partager nos douloureuses solitudes. Se rassurer à nouveau en s’imprégnant de la chaleur du groupe et de son enthousiasme de nécessité.
Puis franchir enfin la coupée, long chemin d’acier vers le large, comme on passerait d’un monde à l’autre. Car une fois embarqués, les hommes, dit-on, ne seront plus ni vivants ni morts. Mais marins. Ils s’en remettront alors au jugement des flots. Qui sait, peut-être pour éprouver le sens de leur existence, ou l’attachement à la terre et aux leurs. Pour les promesses d’escales joyeuses et vivantes, faites de liberté, de découvertes et d’aventures, de paysages exotiques. Le second capitaine me confie : « Après, tout, c’est pour ça qu’on fait ce boulot, non ? » …

Le Thalassa, navire océanique de l'Ifremer dessiné par Damien Roudeau

Bientôt un mois d’hiver que suis embarqué en Manche et mer du Nord. Les conditions météorologiques sont éprouvantes depuis notre départ de Brest. Les vents violents soufflent régulièrement au-delà de 100 km/h et la houle dépasse allègrement 3 mètres. De quoi fatiguer les hommes et le matériel. Mes cahiers de notes et ma chaise n’ont de cesse de m’échapper et se dérober sous l’effet d’une mer courte et hachée. Je profite de mes pauses pour rédiger notre livre « Brest à quai ». Mais trop souvent, il me faut choisir entre écrire et m’accrocher. Toujours garder une main pour soi, une autre pour le navire dit-on à bord. Les scientifiques embarqués le reconnaissent volontiers, il est difficile de mobiliser ne serait-ce qu’un peu de sa capacité de réflexion avec ce roulis, ce tangage et ces bruits qui rendent vos nuits et votre concentration laborieuses. Sorte d’état second, mi éveillé, mi assommé.

L’alternance des quarts de nuit et des manœuvres rythme nos vies. Il faut accepter de se plier à la routine pour passer le meilleur embarquement possible. Le jour, nous réalisons plusieurs traits de chalut pour échantillonner les espèces de poissons présentes dans la zone. L’Europe attend nos données pour réglementer les pêches. La nuit, entre 0 et 4 h, je sors souvent sur le pont pour mettre à l’eau la bathysonde. Un outil de l’océanographie destiné aux mesures de température et de conductivité (salinité). Cirés, bottes et veste de quart sont alors de rigueur, le ressenti est de -10°C. Vent et pluie engourdissent nos mains et nos visages.

Pour esquiver les tempêtes qui s’enchaînent, commandant et chef de mission scientifique se sont concertés. Selon les dépressions, nous nous réfugions tantôt à l’abri des côtes du Royaume-Uni, large de la Tamise ou nord Ecosse, tantôt le long des côtes danoises, allemandes ou néerlandaises. La plupart du temps nous naviguons entre plateformes et champs de gaz, autant de points scintillants et lumineux dans ces nuits quasi-polaires. Monstres d’acier sortis d’un autre monde, où s’entassent les hommes pour se mettre à l’abri, se disent les marins, des ennuis du monde.

04H00, relève de quart à bord du navire océanographique Thalassa. Le livre de bord consigne : « Rester sur zone avec des caps confortables ». Les travaux suspendus ne reprendront qu’en matinée. Les conditions météo défendent la mise à l’eau du matériel. Seuls ensembles, nous passons cette nuit de la Saint-Valentin à la cape. Marins et scientifiques endurent une mer du Nord qui les malmène depuis le début de cette campagne halieutique.

Une forte houle s’est levée avec le grand frais de Nord-Est. Il fait 4°C, l’eau est à 7,5°C. Les rafales arrachent des panaches d’écume qu’elles étendent en voiles immaculés sur la mer sombre. Les vagues obstinées s’élancent et explosent sur notre étrave. Emmitouflés, dissimulés dans la pénombre et le confinement de la timonerie, endurer leurs coups jusqu’à ce qu’elles s’épuisent, veiller patiemment le radar et l’horizon dans les hurlements du vent.

Latitude 54°06’25’’N, Longitude 006°18’37’’E. Tenir notre position au large de l’île d’Helgoland et de l’embouchure de l’Elbe, au croisement des eaux territoriales allemandes et néerlandaises. Cernés de colonnes d’éoliennes découpant l’obscurité de leurs longues pâles effilées. Alpha Ventus, Trianel Windpark Borkum… champs entiers protégés par des « chiens de garde », sentinelles impassibles aux noms menaçants : Bucentaure, Havila Phoenix…

A l’aurore, un foyer d’or embrase et dissipe enfin le ciel ténébreux. La mer apaisée accueille l’éveil vaporeux de ces infatigables tournevents. « Toi qui commande et sillonne les côtes depuis 20 ans, as-tu déjà vu cela en France ? » Il me répond : « Seuls des périmètres où implanter les éoliennes sont définis. Un jour leur installation et leur entretien fera du boulot à nos marins … ».

Éoliennes en mer du Nord

Criée de Boulogne

Fin d’une mission d’échantillonnage du poisson en Manche et Mer du Nord. Au large de Boulogne, le vent est glacial, le ciel bas et gris. Escorté d’une nuée de goélands, un chalutier accompagne notre arrivée au port : « Bonsoir à tous, mes gars aimeraient visiter le Thalassa ? ». Notre capitaine à la VHF : « Ils seront les bienvenus demain matin ». De son côté, le président du Comité régional des pêches, embarqué pour observer nos méthodes de travail, invite notre équipage à visiter la criée aux aurores.

4H30. Au cul du Thalassa, une dizaine de grands bateaux de pêche hollandais dorment amarrés devant la criée. Une vingtaine d’entre eux est arrivée ici en quelques années, bousculant pratiques et mentalités. Armés de sennes danoises, ils ont convaincu certains pêcheurs locaux de leur redoutable efficacité. Une partie de la flottille des chalutiers boulonnais et étaplois commence à s’équiper de ces grands filets à rabattre le poisson.

Sur le quai, les écoreurs prennent en charge le poisson débarqué des navires pour le mettre en vente à la criée. Boulogne est le seul endroit de France qui impose l’intermédiaire des maisons d’écorage : chalutiers et senneurs leur consacrent 6 % de leur chiffre d’affaire annuel. En attendant d’être acheté, le poisson est entreposé dans des modules réfrigérés, rangé dans des centaines de bacs aux couleurs vives dont caristes et trieurs de la criée s’occupent du stockage. Vrombissements et klaxons des chariots élévateurs résonnent dans les chambres sonores de la criée, se mêlent au vacarme des caisses qui s’entrechoquent.

Si les ventes se faisaient à la voix, sur le quai, elles se déroulent à présent dans un amphithéâtre silencieux. Vendeurs confinés dans leur isoloir, mareyeurs et poissonniers à leur pupitre équipé de clavier et micro, téléphone en main et regards tendus vers des cadrans digitaux où défile le prix des lots : cabillaud, plie, bar, roussette, grondin, seiche… Des agents enregistreurs, affublés d’oreillettes, arbitrent les enchères depuis l’estrade. Contraste étonnant, un peu plus loin sur les quais, les étales traditionnels des fileyeurs permettent toujours d’écouler la pêche en vente directe.

34 000 tonnes de poissons sont « produites » ici chaque année. Mais en France, où « 80% du poisson consommé est importé », le port de Boulogne fait surtout figure de « plaque tournante du froid ». 360 000 tonnes de poisson y sont importées des pays d’Europe du Nord et de Norvège, acheminées par camions réfrigérés. Une aubaine pour les nombreux magasins de marée chargés de leur transformation.

Après avoir travaillé à l’université comme sociologue du patrimoine maritime et des villes portuaires, Nicolas est devenu marin dans la perspective d’enrichir, par la pratique, sa connaissance technique et humaine d’un univers professionnel. Tour à tour gabier, cuisinier, matelot ou skipper, il a notamment travaillé sur la Boudeuse, le trois-mâts d’exploration de l’aventurier et écrivain P. Franceschi, ainsi que pour la compagnie maritime Penn Ar Bed qui relie Brest aux îles de Sein, Molène et Ouessant.

 

Il navigue à présent sur les navires océanographiques d’Ifremer à bord desquels il parcourt les ports et les mers du globe. De l’Islande à l’Afrique du Sud, des Pays-Bas à l’Irlande, ou du Mozambique aux Açores, il participe aux campagnes scientifiques qui visent la connaissance des océans : biologie, météorologie, halieutique, géologie…

Au fil du temps, Nicolas a fait de son expérience professionnelle un support à l’écriture, au voyage et à la rencontre des populations littorales et insulaires. Une occasion privilégiée de s’immerger au cœur des grandes problématiques qui relient l’Homme à son environnement (réchauffement climatique, séismes, gestion de la ressource) et de comprendre les évolutions du métier de marin.

 

Après avoir soutenu un doctorat sur les mutations de Brest, il a publié en 2016 « Brest à Quai, carnet de bord des travailleurs du port » avec le dessinateur Damien Roudeau. Un reportage graphique de 316 pages qui associe marins, soudeurs, dockers ou lamaneurs à la production de connaissances sur les métiers et la vie portuaires.

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