Sur les traces d’Amundsen  par Sylvie Cohen et Matthieu Berthod

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1
Bienvenue à Tasiusaq !
Tasiusaq, Groenland
04.08.2011 - Voir la carte
2
En mode stand-by
Baie de Baffin
06.08.2011 - Voir la carte
3
Terre !
Anse de Dundas
08.08.2011 - Voir la carte
4
Un film sur le papier
Lancaster Sound
09.08.2011 - Voir la carte
5
La tragique aventure de Sir John Franklin
Beechey island
10.08.2011 - Voir la carte
6
I miss the old days
Resolute Bay
11.08.2011 - Voir la carte
7
Chamade titube !
Peel Sound
13.08.2011 - Voir la carte
8
Gjoa Haven, ce que le temps permet
Gjoa Haven
17.08.2011 - Voir la carte
9
Back to the bank !
Cambridge Bay
22.08.2011 - Voir la carte
10
Instants de grâce
Golfe d'Amundsen
27.08.2011 - Voir la carte
11
Tuk l'hospitalière
Tuktoyaktuk
01.09.2011 - Voir la carte
12
Sauvage Pauline
Mer de Beaufort – Détroit de Béring
10.09.2011 - Voir la carte
13
Quand le Pôle perd le Nord
Nome, Alaska, USA
16.09.2011 - Voir la carte

Sylvie Cohen et Matthieu Berthod

Pour aller plus loin

Demain, on se lance ! Les météorologues canadiens ont annoncé une débâcle précoce. Une mauvaise nouvelle pour l’avenir de la planète, mais une bonne pour nous. Sur la carte des glaces que nous recevons par téléphone satellite, seule une île de banquise trône encore au milieu de la baie de Baffin. Pile sur la route que nous voudrions suivre jusqu’au le détroit de Lancaster, le sésame du Passage du Nord-Ouest. Tant pis, nous contournerons l’obstacle par le sud. Le vent est favorable et à trop lambiner sur les côtes du Groenland, nous risquons de compromettre notre projet.

Adieu donc, les fjords du Groenland, encombrés de glaces, les villages multicolores à flanc de montagne, les ports de pêcheurs qui scintillent au soleil de minuit. Tasiusaq est notre dernière étape sur les côtes de l’Inlandsis qui, cet été trop chaud, a sué abondamment de gigantesques icebergs, entre lesquels nous avons louvoyé, ébahis, émerveillés, applaudissant comme des enfants le spectacle polymorphe de ces monstres marins à la dérive.

Aujourd’hui, le soleil s’est éclipsé derrière un voile de brume. Le minuscule port du village semble abandonné. Aucun signe de vie. Faute de mieux, nous nous amarrons le long d’un chalutier lépreux. Nous débarquons, en silence. Une drôle d’appréhension nous saisit, en même temps qu’une odeur nauséabonde. La carcasse de baleine à peine dépecée, gît sur le rivage. Bienvenue à Tasiusaq !

Plus glauque, tu meurs. Dans son décor pourtant somptueux, entre une paroi montagneuse et des sommets de glaces qui flottent dans la baie, le village se révèle exsangue, visiblement oublié de tous. En une heure de balade nous avons croisé les cadavres d’un phoque et d’un chien, une tête de bœuf musqué encore intacte, pas mal de détritus, un homme visiblement muet ou alors pas très poli, deux gamins et leur mère qui, à notre vue, s’est barricadée derrière la porte de sa maison. Où sont passés les 200 habitants du lieu ? Mystère. Tasiusaq est un village fantôme.

Dommage que notre équipage ne voit que cet aspect là du Groenland. Il a débarqué de l’avion hier, à Upernavik, pour embarquer sur Chamade. Matthieu, avec ses pinceaux et Stéphane, climatologue, avec ses instruments de mesure. Car notre périple, nous l’avons imaginé dans la plus pure tradition des expéditions du XIXème : avec un peintre et un scientifique de bord, pour témoigner de la réalité du réchauffement climatique. Quant à Laurence, notre troisième équipière, elle tiendra la caméra, dans la plus pure tradition du XXIème siècle. Même si aucun d’entre eux n’a jamais navigué, ils sont tous impatients de mettre les voiles.

En attendant, difficile de prendre du repos. Nous sommes en proie à ce mélange d’excitation et d’appréhension qui précède les grands départs !

Est-ce bien raisonnable de tenter pareille aventure avec notre voilier de 12 mètres ?Cette question me tarabuste. Certes, nous avons déjà navigué au Spitsberg et nous avons une certaine expérience du Grand Nord. Mais nous n’avons aucune idée de ce qui nous attend de l’autre côté de la Baie de Baffin, dans l’insondable archipel arctique canadien, à des centaines de milles de toute terre habitée. Roald Amundsen a été le premier à venir à bout de ce dédale d’îles, de chenaux et de golfes obstrués presque toute l’année par la banquise. Et encore notre illustre prédécesseur a mis trois ans pour le Passage, hivernant le cul dans la banquise. Mais nous, avec notre petit dériveur en alu, nous ne pouvons pas nous le permettre. Nous avons à peine six semaines pour parcourir les quatre mille cinq cents kilomètres qui nous séparent du détroit de Béring. Le temps que dure l’été boréal. Car là-bas, dès la mi-septembre, l’hiver pointe déjà son nez avec de terribles tempêtes.

Nous avons gavé Chamade de vivres, rempli son ventre d’eau et ses flancs de fuel, vérifié notre matériel de secours et notre pharmacie de bord. Nous savons que là-haut, nous ne devons compter que sur nous même. Qu’en cas de pépin, personne ne viendra nous chercher au fin fond du no man’s land arctique ou alors que ça pourrait pendre des semaines. Nous savons aussi que notre pire ennemie, dans cette entreprise, c’est la glace dérivante. Si elle fond désormais plus tôt et plus vite, elle ne sera jamais très loin, en embuscade, prête à bloquer notre passage au moindre coup de vent de nord-ouest.

Mais non, du calme, tout va bien se passer… Amundsen, nous voici !

Les jumelles collées aux yeux, Marc n’en finit pas de scruter l’horizon. Après deux jours de navigation tranquille au soleil et au moteur, le ciel s’est assombri. La température de l’eau a brusquement chuté, signe que nous approchons de l’étendue de banquise qui s’attarde encore au milieu de l’immense baie de Baffin. Très loin, là-bas, vers le nord, on la devine sous forme d’un mince liseré blanc. Heureusement, un vent d’est s’est levé. Pas de risque de voir cette glace dériver vers nous. Nous en profitons pour hisser les voiles, dans une mer bien chaloupée.

Empaquetée dans mes couches d’Odlo et de polaires, le capuchon de mon ciré rabattu sur le bonnet, je prends mon quart dans le cockpit, solidement harnachée. « Ici, si tu tombes à l’eau, tu es mort », nous rappelle sans cesse Marc. Alors on s’attache pour mieux guetter. Facile de repérer les icebergs, mais les « bourguignons », c’est une autre affaire ! Qui sait pourquoi les Québécois ont ainsi baptisé ces fragments d’icebergs qui flottent entre deux eaux ? Tout ce que je sais, c’est qu’il est très difficile de repérer, entre deux vagues, ces blocs de glace suffisamment mastards pour emboutir notre coque. Il faut donc se montrer très vigilant pour les éviter. Surtout ne pas trop se laisser distraire par le fascinant ballet des pétrels qui font du rase-flotte sur la houle, l’aile frôlant la vague, sans jamais la toucher. A vrai dire, c’est la seule distraction possible dans cette immensité de ciel et d’eau.

Après une heure et demie de quart dans le froid mordant, je suis bien contente d’aller me calfeutrer, dans le carré de Chamade où le chauffage me déride les pommettes et me dégourdit les doigts. A l’intérieur du bateau, la vie est comme suspendue aux mouvements de l’eau. Le temps s’engourdit et nous aussi. On lit un peu – enfin ceux qui le peuvent, sans attraper le mal de mer – on dort beaucoup, recroquevillé dans le cocon de son sac de couchage. On se croise furtivement au gré des quarts, sans trop parler. On économise les mots et les gestes. Naviguer, c’est se mettre en mode stand-by.

A la table à carte, Marc reste tout de même à l’affût des bulletins météo et des cartes de glaces qu’il décortique devant l’ordinateur. Matthieu cherche l’inspiration au fond d’une tasse de thé. De l’eau, à l’infini. C’est tout ce qu’il a à peindre pour l’instant. Stéphane, lui, ressasse les résultats des premières mesures qu’il a effectuées peu de temps après notre départ, quand une foule d’icebergs squattaient encore les eaux territoriales du Groenland. Chamade solidement arrimé à la glace, il a pu mesurer le rayonnement solaire et la réflexion de la lumière sur l’eau. Toutes les valeurs se sont révélées anormalement élevées pour ces latitudes. Au soleil de midi, la température de l’air flirtait avec les 14 degrés et l’eau atteignait 6 degrés. Conclusion, moins il y a de glace pour réfléchir la lumière dans l’atmosphère, plus c’est l’eau qui l’absorbe et se réchauffe. Et plus la glace fond rapidement… Élémentaire, mon cher Tournesol ! Et vérifiable.

Au fur et à mesure que nous approchons du détroit de Lancaster, la glace semble se débiner. Quelques icebergs égarés croisent encore notre route en se consumant. Pourtant, une atmosphère boréale flotte dans l’air, sous un ciel diaphane, avec cette froidure qui vous enveloppe, vous anesthésie et vous chatouille le nez.

Entre un ciel plombé et des flots rebelles, les galbes d’une côte émergent progressivement de la brume. Nous arrivons à l’entrée du Lancaster Sound, le sésame du Passage du Nord-Ouest. Aujourd’hui, la porte du corridor semble grande ouverte. Mais ce ne fut pas toujours le cas. Baffin, par exemple est passé deux fois devant, sans voir l’entrée du détroit, long de 400 kilomètres et bouché par les glaces neuf mois par année. Sir Baffin, avait alors décrété que le Passage du Nord-Ouest était une pure fiction. Heureusement, ni Amundsen ni nous ne l’avons cru.

Un coup d’œil sur la carte nous suffit pour attester que nous venons d’embouquer le Lancaster. À tribord, nous l’apercevons maintenant, se dessine Devon, la plus grande île du monde totalement inhabitée.

Effectivement, personne n’est là pour nous accueillir, quand, sur le coup de midi, nous arrivons dans l’anse de Dundas, vent arrière avec un petit génois, trois ris dans la grand voile et, la gueule de bois. Parce que quatre jours de haute mer, sous ces latitudes, ça laisse tout de même des traces. A cause des vagues, des dodos entrecoupés par les manœuvres, des quarts bien gelant, de la houle, des dodos entrecoupés, des quarts… et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’ancre dégringole bruyamment dans les eaux sombres de notre mouillage, face à un imposant glacier qui s’en vient mourir sur le rivage.

Soudain, tout n’est plus que silence. A bord aussi, chacun se tait en fouillant du regard la baie qui nous enserre. Austère et inquiétante. Y-a-t-il d’autres organismes vivants que nous, dans cette immensité minérale ?

C’est ce qu’on veut vérifier tout de suite. Vite, mettre le dinghy à l’eau, vite aller fouler la terre et aller explorer cet inconnu qui n’appartient qu’à nous ! Mais lorsque Marc, en bon connaisseur des contrées arctiques, prend le temps de sortir et de charger son fusil, l’équipage le regarde, incrédule. Des ours polaires dans ce désert ? Allons donc, il veut se faire mousser, le capitaine !

Nous débarquons un peu comme Terriens sur une autre planète. Rien d’étonnant, car si l’on en croit les géologues et les chercheurs de la NASA, depuis qu’elle a reçu un météorite de 2 kilomètres sur la tête, il y a plus de 20 millions d’années, l’île de Devon se présente comme la sœur jumelle de Mars, avec au beau milieu un cratère gigantesque. Sur la côte sud où nous sommes, nous ne pouvons pas le voir. Seul un vaste plateau s’étend jusqu’au pied des montagnes, vide et désolé. Nous sommes tout de même heureux de pouvoir nous dégourdir les jambes sur le tapis de la misérable toundra, sous l’œil attentif de l’homme au fusil.

Allons donc ! Pourquoi diable un ours polaire viendrait-il s’aventurer sur un terrain de chasse aussi nul ? Pas le moindre phoque à se mettre sous la dent dans cette baie, presqu’entièrement libre de glace. A terre non plus, aucune de trace d’un animal comestible pour le plus grand carnivore terrestre, à part les cinq bipèdes emmitouflés que nous sommes.

Aucune trace, vraiment ? Matthieu vient de ramasser une queue de bovidé. Plus loin, des ossements, une corne et un crâne jonchent le sol. Un bœuf musqué serait-il passé par là il y a quelques semaines… quelques mois…quelques années ? Et que lui est-il arrivé ?
De retour au bateau, nous dissertons longuement sur cette découverte, en préparant le dîner d’anniversaire de Stéphane. Une potée du capitaine – recette Chamade – mijote dans la marmite à pression. Tout en cuisinant, Marc jette un coup d’œil distrait par le hublot et se met soudain à crier : « L’ours ! Il est là ! Il nage tout près du bateau ! » Pas de panique, les plantigrades ne sautent pas hors de l’eau comme des grenouilles. Quoi qu’il en soit, tout le monde s’est déjà rué dans le cockpit. Juste le temps de voir l’ours blanc faire quelques brasses et rejoindre le rivage. Il s’ébroue, se retourne et reste là, immobile à nous observer. Comme s’il regrettait de n’avoir pu s’inviter à bord pour un dîner improvisé.

Désolés, ce ne sera pas pour cette fois !

Tout de même nous sommes très honorés que le Seigneur et Maître de l’Arctique soit venu nous accueillir sur ses terres et nous lui savons infiniment gré d’avoir gardé ses distances. Parce sous ses airs de gros nounours pataud, c’est le pire des prédateurs. Il peut mesurer jusqu’à trois mètres de haut quand il se dresse, court plus vite que nous, n’écoute que son estomac et déchiquette instantanément celui ou celle à qui il a décidé de mettre une baffe. De préférence un phoque qui, l’été, se prélasse sur un morceau de banquise dérivant. Mais faute de mieux, il ne crachera pas sur une petite bouffe de chair humaine. Les Inuits le savent bien, eux qui craignent l’ours blanc, autant qu’ils le vénèrent. Dans leur mythologie «Nanuq » incarne un animal-dieu, concurrent respecté des hommes, puisqu’ils partagent le même terrain de chasse et le même gibier. Mais il est aussi celui qui va mettre à l’épreuve la bravoure des chasseurs et juger de leur mérite. Pour un Inuit, tuer un ours polaire constitue encore aujourd’hui, l’accomplissement d’une vie. L’homme courageux qui terrasse « Nanuq » reçoit par procuration son esprit et sa force.

Pour notre part, nous n’avons pas cette ambition, ni aucune envie de devoir faire usage de notre fusil. Rien qu’à l’idée d’une nouvelle entrevue avec le dieu des Inuits, l’équipage rechigne. Lorsqu’au matin Marc propose une dernière balade à terre avant de repartir, il y a quelques désistements, ponctués d’un « Euh… ben… Tout compte fait… Pas envie de marcher, je préfère rester à bord… ».

Derniers icebergs...

Changement de décor, à l’autre bout du Lancaster. Sous un ciel laiteux monumental, nous longeons une chaîne de collines tabulaires, toute froncée et finement travaillée par l’érosion. Ici, il pleut moins souvent que dans certaines régions du Sahara, c’est un vrai désert. Sauf qu’au-delà de ces dunes pétrifiées, émerge la calotte d’un lointain glacier dont la langue tente de se frayer un chemin jusqu’à la mer. On la voit alors, au détour d’une anse, qui fait du toboggan, crachotant ça et là quelques icebergs maigrelets.
Malgré une température ressentie proche de 0°, Matthieu a courageusement sorti sa palette et ses pinceaux. Il a rabattu sa capuche sur sa chapka. On ne voit plus que ses yeux bleus qui scrutent la démesure de son sujet. « J’aime bien l’idée de croquer un thème mouvant, commente-t-il. Quelque chose qui n’est pas figé, qui défile. Les formes, les ombres, les lumières, les couleurs, tout change constamment. C’est comme si je peignais un film sur le papier ».

L’an dernier, nous avions rencontré Matthieu un jour qu’il exposait ses croquis de voyage en Inde. Nous n’avions pas encore imaginé rallier le Pacifique par le Grand Nord Canadien. Et encore moins que Matthieu monterait à bord. Mais lorsque nous lui avons proposé de participer à l’aventure et de contribuer au livre que nous souhaitions publier, il n’a pas hésité une seconde. Et le voilà qui peint, sur le pont, le bout de ses doigts gourds émergeant à peine de ses mitaines, alors que nous laissons derrière nous le Lancaster pour faire escale sur la petite île de Beechey.

Le soleil tape fort aujourd’hui. Il fait presque 14° et les eaux turquoises de Beechey prennent des airs tropicaux. Eclaboussée par une lumière violente, l’île m’apparaît imperturbable, limpide dans sa nudité. Je n’ai qu’une envie, toucher des pieds et des mains la caillasse anthracite, capter tous ses éclats, me laver de la grisaille. Je gambade presque sur les galets, tandis que les camarades s’égayent en ramassant des coquillages.
Au pied du mont chauve qui domine la baie, mon regard bute sur quatre stèles de bois qui émergent du sol. Dans leur immense solitude, ces tombes rappellent qu’en 1846, l’Erebus et le Terror, les deux bombardes de l’expédition Franklin, ont hiverné à Beechey, prises dans la banquise. Et que certains matelots s’y sont prématurément reposés pour l’éternité. Mais comment imaginer ce coin de paradis transformé en enfer de neige et de glace ?

Dans ma tête, je repasse le film de ce formidable triller que fut la tragique aventure de Sir John Franklin. Mandaté par Sa Majesté britannique pour découvrir et cartographier le passage du Nord-Ouest, il dispose d’un équipement moderne et de quoi nourrir son équipage pendant trois ans, grâce une nouvelle invention: la boite de conserve. Mais l’expédition s’évanouit mystérieusement dans l’enfer blanc du Peel sound. Après des années de vaines recherches, on en retrouvera des restes aux confins du continent. Quelques hommes étaient parvenu à l’atteindre, les survivants se nourrissant des morts, avant de tous succomber.

John Torrington, John Harthnell et William Brain, les trois jeunes marins qui ont trépassé à Beechey, n’ont pas connu cette indignité. Ils sont morts, sans doute intoxiqués par l’oxyde de plomb de leurs boîtes de conserves top modernes. Auraient-ils survécu si au lieu de croire à la supériorité des techniques occidentales, les Britanniques s’étaient inspirés, comme Amundsen, des techniques inuites ? Si au lieu de s’empoisonner avec leurs conserves, ils avaient mangé du phoque pour éviter le scorbut ?
Qui sait ?

En tous cas les phoques ce n’est pas ce qui manque à Beechey. Nous l’avons constaté en retournant à notre bateau. L’équipe locale de natation était à l’entraînement et nous avons pu assister au départ du 100 mètres nage libre des pinnipèdes, bruyamment encouragés par les volatiles du coin. Une bande de mouettes tridactyles hystériques contre lesquelles nous avons failli déposer plainte pour tapage nocturne. A minuit passé, sous un soleil radieux, elles faisaient encore un raffut de tous les diables, sans aucune considération pour le repos des morts de l’expédition Franklin et encore moins des vivants de l’expédition Chamade !

Après Beechey, nous avons le choix : mettre le clignotant à droite, vers Resolute, ou plonger directement à gauche dans le Peel Sound. La banquise dérivante n’est qu’à 45 kilomètres. Elle pourrait nous bloquer dans la baie de Resolute, si le vent venait à souffler du nord. Mais qui ne risque rien n’a rien. Ce serait trop frustrant de passer si près du mythique camp de base des expéditions polaires, sans aller voir à quoi ça ressemble.

En Inuktitut, la langue des Inuits, le village porte le nom de ᖃᐅᓱᐃᑦᑐᖅ (Qausuittuq) qui signifie “le lieu sans aube”. Sans doute à cause de la longue nuit polaire qui règne de novembre à février, lorsque la température oscille entre -20 et -40 degrés celsius.
Mais en ce 11 août, le soleil ne se couche pas sur Resolute et le “lieu sans aube” apparait devant notre étrave, comme un mirage, une oasis adossée à une énorme dune avec une palmeraie de hautes citernes.

C’est notre première escale dans un des rares lieux habités de l’archipel arctique. D’ailleurs, les manœuvres de mouillage ne sont pas achevées que trois Inuits, tout sourire, s’approchent de Chamade. Nous échangeons quelques mots en anglais, of course, parce que l’inuktitut n’est pas encore au programme Berlitz. Comme toute famille qui se respecte ici, celle-ci s’en va relever ses filets à poissons dans leur gros canoë à moteur Yamaha de cent chevaux! On comprend mieux à quoi servent les citernes. Mais bon, l’accueil est engageant, nous pouvons débarquer !

Le drapeau à la feuille d’érable flotte haut devant le bungalow de la gendarmerie royale où nous nous engouffrons à la queue leu leu, pour effectuer les formalités d’entrée sur le territoire canadien. Très aimable, Madame l’officier en chef se borne à faxer nos documents à Iqaluit, la capitale du territoire du Nunavut, qui se trouve à mille cinq cents kilomètres d’ici, à vol d’oiseau. Et c’est par téléphone qu’un douanier à l’accent québécois recueille, en français, la déclaration du Capitaine, qui doit jurer sur l’honneur ne pas débarquer de nourriture, ni d’alcool, dans la dry community de Resolute. Vite fait, bien fait, le tampon canadien peut être apposé sur nos passeports, sous l’œil approbateur de sa Majesté Élisabeth II qui trône dans un cadre sur le mur. Après tout, c’est elle, la cheffe du Commonwealth. Mais personne n’y prête attention, car il est de notoriété publique qu’à Resolute, le roi c’est Aziz !

A chaque question posée, la réponse est toujours la même: « Voyez avec Aziz ! ». Où prendre une douche ? Chez Aziz. La lessive? Aziz. Pour faire le plein d’eau et de fuel ? Aziz s’en occupera. Et pour une liaison internet ? Encore et toujours Aziz.
Mais enfin, c’est qui cet Aziz ? Un Maghrébin du Pôle Nord ? Non, un Tanzanien d’origine pakistanaise dont la sucess story est devenue légendaire. On peut le rencontrer? Pas de problème. Il suffit de passer en fin d’après-midi au « South Camp Inn », l’hôtel dont il est propriétaire. Aziz travaille à son bureau, c’est-à-dire au creux de son canapé, entre l’entrée et la salle à manger de l’hôtel.

L’œil pétillant, le sourire à peine camouflé par la barbe, il nous reçoit, à l’orientale, au milieu d’un souk de paperasses, son téléphone portable en pendentif autour du cou et son laptop posé sur un tabouret.

Aziz Keraj est l’incarnation du self-made-man et sa succes-story a fait le tour du Canada où il est arrivé comme travailleur immigré en 1978. Après une escale à Terre-Neuve, il débarque à Resolute comme employé temporaire d’une compagnie de services logistiques. Mais ce n’est pas le boulot qui va le retenir au bout du bout du monde glacé, c’est Aleksandra Idlout, une Inuite que l’on dit ancienne chasseresse d’ours. Amoureux et entreprenants, Aziz et sa femme créent la South Camp Company et inaugurent le premier service de taxi de la communauté, avec une unique destination, parce qu’il n’y en a aucune autre possible : l’aéroport.

Du taxi naîtra un petit empire. Distribution de fuel, construction, hôtellerie, logistique, fournitures en tous genre, maintenance et affrètement d’avions… Petit à petit, Aziz parvient à investir tout l’espace business du village. Son histoire, nous l’apprendrons de ses employés, car le patron a le triomphe modeste. Il n’aime pas parler de lui. En revanche, il aime s’occuper des autres, comme ça, juste pour le plaisir de rendre service. Il nous offre le wifi, le dîner et les douches for free. Pas de doute, le roi de Resolute est aussi le roi des bons types !

Après des jours d’allègre promiscuité sur Chamade, chacun de nous a besoin d’un peu de solitude. C’est donc en ordre dispersé que nous visitons le village. Quelques maisons en bois décoloré bordent trois pistes poussiéreuses, enguirlandées de fils électriques. Une petite église vermoulue se dresse non loin de l’école. Aux abords de la monumentale patinoire, je croise une ado, cigarette au bec. Elle me demande dans un anglais hésitant de la prendre en photo. Elle s’appelle Gina. Elle a 16 ans, a quitté l’école et ne travaille pas. Une touffe de cheveux hirsute dépasse de son aamat (la large capuche traditionnelle des femmes inuites). Comme un petit chaton, son nouveau-né dort, tout nu, bien au chaud dans ses couches de tissus.

Sur la place de jeu, des gamins jouent silencieusement. C’est comme ça chez les Inuits : pas un cri, pas une engueulade, pas un mot plus haut que l’autre. Même les enfants semblent mettre une sourdine. Vers dix-sept heures, néanmoins, tout s’anime ! C’est la rush hour. Il semble que les 250 habitants de Resolute se donnent le mot pour enfourcher leurs quads pétaradants et parcourir, dans des nuages de poussières, les 500 mètres qui séparent les maisons de la Coop. L’unique épicerie où en dépit de quelques rayons vides, on peut trouver, grâce à un ravitaillement aérien quotidien, des bananes, des oranges et quelques légumes. C’est que le gouvernement fédéral soigne ses communautés inuites du Grand Nord, à coups de subventions. Il veut à tout prix occuper le terrain, marquer la souveraineté du Canada sur l’Archipel Arctique. C’est pour cette raison déjà que dans les années cinquante, il a déplacé, dans ce noman’s land, quelques dizaines de familles inuites. Dont celle de Shushi que je rencontre par hasard, assise sur le perron de sa maison, son arrière-petite-fille dans les bras.

Pour une aïeule, Sushi semble bien jeune. Mais ses souvenirs ne datent pas d’hier. « Il y a longtemps », elle est née là-bas, sur le continent, au nord du Québec, dans une réserve pour les First Nations. Elle raconte : « Un jour le gouvernement nous a dit que nous devions partir pour aller nous installer sur les terres de nos ancêtres nomades. Que nous aurions une belle vie là-bas, que nous pourrions chasser et retrouver nos traditions culturelles ». Pas plus que d’autres, Sushi n’a eu le choix. Elle suivi son mari dans la colonie de peuplement de Resolute pour occuper cette maison qui leur a été offerte. C’était en 1959, en plein Guerre Froide. Aujourd’hui, bien sûr, elle vit plutôt confortablement, va encore à la pêche, fait sécher ses ombles arctiques devant ses fenêtres et s’occupe de sa nombreuse descendance, mais elle a gardé la nostalgie de son clan et de sa réserve natale.

I miss the old days...

Pourtant ce matin, ce n’est pas moi mais Chamade qui titube. Un peu à droite… un peu à gauche… Mais qu’est ce qui lui prend ? Le vent est aux abonnés absents et c’est notre pilote automatique qui tient la barre. Pas besoin de lui faire souffler dans le ballon pour s’apercevoir qu’il est ivre. Son cerveau électronique perd la boussole. Normal ! Nous approchons du pôle Nord magnétique. Du coup l’aiguille aimantée du compas fait la folle et divague, incapable de s’aligner sur le nord.

Nous savions, grâce aux Instructions Nautiques Canadiennes, qu’aux abords du Peel Sound notre pilote prendrait une cuite, et qu’il nous faudrait prendre la relève, jusqu’à la sortie de l’archipel arctique canadien. A bord, la tension est perceptible. Dans le froid et l’humidité qui nous pénètrent jusqu’aux os, nous barrons à tour de rôle, l’œil rivé au GPS qui nous permet de conserver le bon cap. Nous avons la désagréable impression de nous enfoncer à l’aveuglette dans un néant de grisaille ouaté. Vivement un bon thé chaud – c’est fou ce que le froid peut révéler de saveurs enfouies dans notre mémoire – avec un biscuit à la vanille et trois couches d’habits en moins.

Une escale sur le chemin

Finalement, Chamade n’est pas si bourré que ça. Il nous semble, tout compte fait, que sa conduite automatique est moins erratique que prévu. « Ben voyons, qu’est ce que vous croyez, le pôle nord Magnétique n’est pas un point fixe », explique Stéphane. Il se déplace en permanence. En plein sur notre route il y a une quinzaine d’année, il se trouve maintenant 1200 km plus au nord (par 85°N et 132°W). Très lente durant des décennies, sa migration vers le nord s’est accélérée ces dernières années. Au rythme de 55 km par an, il pourrait bientôt se confondre avec le Pôle vrai. A moins que le magma et les masses ferrugineuses de la terre ne le fassent bifurquer ailleurs. Sait-on jamais ce qui gargouille dans le placenta de notre bonne vieille planète réchauffée !

En attendant, dans le Peel Sound, je pèle de froid. Une pluie glaciale me fouette le visage. Le vent qui s’est brusquement levé hier nous a sorti des bras de Morphée alors que nous voulions nous reposer dans une anse inconnue. Nous avons dû lever l’ancre à toute vitesse, sous le regard concupiscent d’un ours blanc perché tout là-haut sur la montagne à guetter vainement la banquise. Et c’est par 30 nœuds de vents, surfant sur les montagnes russes des vagues, que Chamade a été propulsé toute voiles dehors, vers Gjoa Haven.

Cent-sept ans, onze mois et huit jours après Amundsen, nous atteignons Gjoa Haven, en inuktitut Uqsuqtuuq – ᐅᖅᓱᖅᑑᖅ -, qui signifie «Là où on trouve de la graisse en abondance».

Il est trois heures du matin et dans la nuit polaire qui nous rattrape peu à peu, nous mouillons un peu à tâtons. Nous distinguons quelques barques à moteur qui dorment sur le sable et, au delà, les contours d’un village fantôme composé de quelques baraquements et peuplés de chiens hurlants. Les manœuvres achevées, nous nous regardons, un peu dépités. C’est ça le fameux village d’Amundsen ? On dirait un camp de réfugiés. Il est vrai que c’est un excellent refuge pour les bateaux. La baie est très bien protégée de tous les vents et des mouvements de glaces. Idéal pour l’hivernage d’un navire de pêche de 47 tonneaux comme le Gjoa. Prisonnier consentant de la banquise, Amundsen a vécu ici deux ans, léguant au hameau le nom de son bateau. Il en a tiré le meilleur profit pour ses expéditions. Les Inuits lui ont tout appris: comment vivre dans un environnement hostile et glacé, comment se déplacer rapidement en traîneau, comment se servir des chiens comme nourriture auto-portée, en tuant les plus faibles pour nourrir les plus forts. C’est grâce à son kit de survie inuit qu’il put, plus tard, réaliser l’exploit d’atteindre le Pôle Sud le premier, face à un Scott qui avait misé sur les lourdes technologies modernes.

Depuis, les autochtones ont pris de nouvelles habitudes. Il faut attendre dix heures du matin pour voir le village se réveiller. Des femmes encapuchonnées s’aventurent dehors, le petit dernier dans le dos et le reste de la marmaille à la main. Ces jeunes mères amènent leurs enfants à l’école qu’elles-mêmes seraient en âge de fréquenter. La plupart d’entre elles se marient dès l’âge de 14 ou 15 ans et font des enfants. Beaucoup d’enfants. Ainsi va la coutume inuite et l’inflation démographique de Gjoa qui compterait aujourd’hui, plus de 1200 âmes.

Lorsque nous allons à terre, les gens nous dévisagent avec curiosité. Je suis très surprise de ne pas les voir se gratter la tête avec perplexité quand ils apprennent que nous sommes Suisses. La Suisse, ils connaissent bien puisqu’ils nous expédient instantanément « to the Swiss guy ». Ah bon ? Un Helvète s’est égaré à Gjoa ? Après le Tanzanien de Resolute, plus rien ne devrait nous étonne !

Il s’appelle Bruno, notre compatriote, avec qui nous échangeons en anglais, comme il se doit dans notre pays entre germanophones et francophones. La cinquantaine à peine grisonnante, il nous reçoit dans sa maison de bois et nous apprend beaucoup sur la vie de la communauté. Lui, c’est le manager de la CAP, une entreprise de construction capitalisée aux deux tiers par des Inuits de Gjoa Haven. Ici, comme dans toutes les communautés inuites, la propriété privée n’existe pas. Ce sont les autorités qui distribuent les maisons que l’État fait construire. Bruno, lui, est chargé d’exécuter le programme. S’il a accepté d’aller travailler dans Grand Nord, ce n’est pas seulement parce qu’on y est payé deux fois plus que sur le continent, mais c’est aussi « pour le challenge ». Car Bruno a l’âme d’un pionnier. Rendre vivable l’archipel Arctique, défier le climat polaire, venir à bout du gel et du permafrost en toute saison, relève souvent de l’exploit.
Ceux qui, par exemple, ont l’absurde idée de mourir en hiver devront patienter des mois sur la colline, dans leur cercueil, pour pouvoir accéder à leur dernière demeure. Trop dur de creuser la terre ! Et quand l’été venu le permafrost se ramollit, ce sont les demeures des vivants, perchées sur leurs plots, qui s’enfoncent dans le sol. Aïe ! Le salon ripe et la télé chavire ? Tous les vérins qui soutiennent la maison devront être ajustés pour remettre les choses à plat.

Mais le principal casse-tête, c’est l’eau. Sur les pistes ensablées qui bordent les habitations, des camions-citernes font du porte à porte, dans un va-et-vient incessant. L’un aspire les eaux usées des réservoirs individuels, l’autre approvisionne les maisons en eau potable. Impossible de se doter d’un réseau de canalisation. L’eau doit être pompée par des tuyaux chauffés, dans un lac situé plus au nord de l’île du Roi Guillaume, jusqu’au réservoir de la communauté, lui aussi tempéré. Une fois traitée, elle est acheminée par camions jusqu’au village. Je reste très admirative face aux trésors d’ingéniosité que l’Homme est capable de déployer pour dompter la nature et pourvoir à ses besoins. Au mois de septembre, juste avant que la glace et la nuit polaire ne mettent Gjoa en état d’hibernation, deux barges arriveront pour déverser leur cargaison de matériel lourd. Quand au fuel, il sera livré par tanker. Et puis plus rien jusqu’au mois de septembre suivant. Le reste du ravitaillement se fera par avion. Quand le temps le permet… Hier, le bimoteur à hélices de la compagnie Canadian North a visiblement pu atterrir, car les rayons de la Coop sont bien fournis.

Nous sommes abasourdis par la variété des denrées que nous trouvons. Il y a des légumes, et même des fruits exotiques : des oranges, des kiwis, des avocats, des pastèques… que nous sommes visiblement seuls à acheter, avec quelques Blancs. Trop chers pour la santé des Inuits qui ne mangent plus guère de phoque, de caribou ou de poisson fraîchement pêché, mais les chips et les hamburgers ou toutes ces denrées trop salées ou sucrées qui prennent l’avion. Du coup, on recense un nombre effarant d’obèses et de diabétiques dans ce lieu prédestiné de Uqsuqtuuq « où on trouve de la graisse en abondance».

En quittant le supermarché, j’aperçois, dans l’entrebâillement d’une porte, un groupe de vieilles femmes assises par terre au milieu de peaux de caribou. Elles les attendrissent à pleines dents, les nettoient et les coupent avec leur ulu, le couteau traditionnel des femmes.

Puis, elles les assemblent avec un fil de pêche pour fabriquer une tente, comme on le faisait autrefois avant de s’installer dans le campement d’été. Peut-être reste-t-il encore quelque chose du savoir-faire inuit. Voyons quelle allure a cette tente qu’on voudrait exhiber à une manifestation folklorique. On s’affaire, on palabre, les hommes s’en mêlent et après une bonne heure d’efforts, une sorte de tipi bancal trône sur un terre-plein. Zut, les grands mères se sont un peu loupé. De toute façon leur tente, personne ne la remarque. Ni les adolescents en jeans qui descendent par grappe du bus scolaire, le portable collé à l’oreille, ni le petit garçon qui joue avec son motoneige téléguidé devant l’étrange campement. Une tente en peau de caribou cousue main ? Bof ! On demandera à Mémé, en anglais, à quoi ça peu bien servir, si on peut vivre dans des maisons chauffées, avec la télé.

Nous voici à Cambridge Bay, au terme d’une traversée sans histoire du Golfe de la Reine Maud. Pourtant Sa Majesté a mauvaise réputation. Son bras de mer est encombrée de nombreux hauts-fonds et d’îlots émergeant à peine de la surface de la mer. Les instructions nautiques canadiennes le signalent comme « difficile », sans pour autant préciser d’où vient, ni quand s’inverse le courant de 7 nœuds qui a « été observé ». Du point de vue hydrographique, nous sommes depuis belle lurette en « terra incognita », contraints à chaque mouillage de déchiffrer notre environnement, d’observer les côtes, d’en déduire quel type de fonds nous avons sous la coque, sans jamais quitter des yeux notre sondeur.

Ainsi donc, nous avons rejoint la civilisation. Notre civilisation. Situé au sud de l’île Victoria, Cambridge est pourtant à peine plus grande que Gjoa. Mais elle se présente à nous comme une petite localité industrieuse, avec deux supermarchés, un centre culturel fort intéressant, un hôtel, trois églises (chrétienne, anglicane et pentecôtiste) en activité, des routes, toujours en terre battue, mais bien tracées, un feu de circulation suspendu et des stops aux croisements que tout le monde respecte, même les quadistes… quadeurs… bref, les chauffeurs de quads qui portent tous le casque réglementaire. On y trouve des commerces, des petites entreprises, un syndicat qui a pignon sur rue et… une banque. Du jamais vu depuis le sud du Groenland.

Bref, ça sent le business à Cambridge et ça bosse. Plusieurs fois par jour, quel que soit le temps, des hydravions décollent et atterrissent dans la baie. Ils ramènent des cargaisons de poissons qui seront conditionnés dans l’usine de la communauté. A chaque passage, j’ai peur qu’il n’emboutissent Chamade, ancré en bordure de leur surface d’atterrissage.

Ce n’est pas un carambolage qui nous fait sauter de nos couchettes, mais un coup de feu qui claque dans l’aube naissante. Drôle de réveil-matin. Aux jumelles, nous observons un attroupement sur la plage : des hommes s’affairent autour du corps sanguinolent d’un cétacé qu’ils sont en train de dépecer avec dextérité. Que s’est-il passé ?

Hier soir déjà, il régnait sur la rive une grande agitation. Les habitants convergeaient vers le bord de mer d’où s’élevaient des clameurs, des bateaux tournaient dans la baie, des flashes crépitaient dans le crépuscule. Pour quel événement exceptionnel ? Selon les explications d’un quidam, pour la première fois depuis trente ans, un ban de narvals est entré dans la baie. Très vite il nous avait rassuré. Pas question de chasser la baleine à Cambridge où les Inuits vivent avec leur temps et n’utilisent plus le harpon. Le harpon, peut-être, mais le fusil… !

Même sans appartenir à la SPA, nous sommes dans tous nos états. Nous sautons dans le dinghy pour rejoindre la rive où nous sommes accueillis par les exclamations d’une femme blanche enthousiaste : « Mon mari est Inuit, il a toujours rêvé de tuer une baleine. Et aujourd’hui, c’est fait. Il l’a tué. C’est le plus beau jour de sa vie !». Nous sommes très minoritaires face au fan club du héros qui comme tous les autochtones a droit à son quota de chasse. Il n’est donc pas interdit de tuer un narval. Mais deux, trois, quatre ?

Car nous assistons impuissants à une curée. Toute la matinée des barques à moteur bondées rabattent le ban des cétacés au fond de la baie, dans des eaux peu profondes. Debout dans les embarcations, les hommes sont à l’affût, le fusil dans une main et dans l’autre le harpon attaché à une bouée pour ne pas lâcher l’animal blessé jusqu’à ce qu’il s’abandonne. En moins de douze heures, une dizaine de narvals ont été liquidés. Pour la plupart des femelles (privées de la légendaire corne de la Licorne). Parmi les victimes, une mère et son petit qu’elle a tenté de protéger pendant des heures, avant de se rendre.

Jo, un vieux chasseur inuit en est rouge de colère. Même s’il se réjouit que la communauté puisse manger du délicieux narval cet hiver, il est hors de lui. « Ce n’est pas comme ça qu’on chasse la baleine, dans notre tradition. L’Inuit respecte l’animal. S’il le tue c’est pour se nourrir et il sait préserver la ressource ». Mais voilà, la tradition se dévoie. Cela dit, Cambrige en inuktitut, signifie « le lieu où il fait bon pêcher »…

Nous avons quitté le Nunavut. Pour les Inuits, cela veut dire « Notre Terre ». Il y a quatre mille ans, ils sillonnaient déjà cet immense territoire qui englobe tout l’archipel Arctique, constituant à lui seul un cinquième du Canada. Soit l’équivalent de l’Europe occidentale, pour une population de seulement 35.000 habitants ! Voilà qui donne une idée de la démesure de ce monde polaire.

Sur la carte Tuktoyaktuk ne me semblait pourtant pas le bout du monde. Mais depuis Cambridge Bay, il nous a fallu quatre jours de mer pour parcourir les 680 miles (plus de mille kilomètres) qui séparent les deux communautés. Il est vrai qu’en voilier on se déplace lentement. Ça laisse du temps au temps. Ce qui, en l’occurrence ne nous arrange pas. L’été file à toute vitesse, la bascule vers l’hiver approche. Nous ne pouvons pas nous permettre de traîner en route.

Tout le long de l’interminable Dolfin & Union Strait, nous naviguons dans la monotonie des différents tons de gris, le ciel et la mer se reflétant l’un l’autre dans un jeu de mimétisme confondant. Lorsqu’elle nous apparaît au loin, la côte des Territoires du Nord-Ouest s’étire morne et plate, à l’infini. Mais moi, j’ai envie que ça finisse. J’ai envie de fuir au plus vite cet austère néant qui nous sépare encore de notre but.

Pearce Point Harbour

J’essaie de me distraire en lisant les cartes : Baffin, Lancaster, Peel, Ross, Barrow, Franklin. Tous ces noms jalonnent notre parcours. Ils racontent les aventures humaines et inhumaines des grands explorateurs, mais aussi la colonisation européenne, l’exploitation des Inuits, les comptoirs, le commerce des fourrures. Nous avons rendez-vous avec l’Histoire, au détour de chaque baie, de chaque détroit, de chaque cap, dépucelés, pour la gloire, pour l’argent, pour la science. Pour répertorier, dessiner des cartes, sonder et de nos jours, alimenter nos GPS. Mais comment ont-ils fait, ceux qui naviguaient aux étoiles ou au sextant, sans radar, ni moteur et surtout sans prévisions météo? Rien de tel que cette question pour me motiver. D’autant que dans le golfe d’Amundsen, embusqué derrière les nuages, le soleil couchant m’offre quelques instants de grâce, avec son spectacle en Technicolor.

Maudit brouillard ! Ce matin, nous avançons au radar dans l’étroit et tortueux chenal qui conduit dans la baie de Tuktoyaktuk, Tuk, pour les intimes. C’est à grand peine que nous distinguons, une après l’autre, les bouées vertes et rouges qui balisent le passage dans des eaux très peu profondes. Les installations radar de la DEW line – le système de défense mis en place par le Canada pendant la Guerre Froide – émergent dans le gris ouaté du ciel, sous forme d’énormes balles de golf.

Brrr. Je suis d’humeur aussi maussade que le temps. Pas envie de parler. Juste faire ce que nous avons à faire – ravitaillement en nourriture et fuel – et foutre le camp de ce trou à brumasse. Mais visiblement les « Tukiens » se sont donnés le mot pour me dérider. Tous ceux que nous croisons nous saluent et s’arrêtent pour faire un brin de causette. On nous invite au barbecue qui aura lieu à l’école à 17h, on nous raconte l’arrivée des bélugas il y a trois jours, et les chasseurs qui viennent nombreux d’Inuvik, la « grande » ville située à 140 km au sud, à l’embouchure de la rivière Mackenzie. De riches Américains paient cher avoir le privilège de faire un carton sur un ours blanc ou un bœuf musqué, aussi facile à tirer qu’une vache dans un pré. Au tarif de 40 mille $ pour un ours et 20 mille pour un bœuf, bon nombre d’Inuits n’hésitent pas à céder leur permis de chasse, en jouant les guides, au mépris de la législation.

Tuk est le village canadien situé le plus au nord du continent. Désenclavé par le trafic fluvial du Mackenzie à la belle saison, il reste relié l’hiver à Inuvik par une « autoroute » tracée sur la glace. Ce qui favorise visiblement sa dilution dans le melting pot canadien. Ici plus aucune femme ne se promène avec son bébé dans le dos, le vélo est un moyen de transport plus usité que le quad, et les enfants nous demandent comment nous faisons pour parler une autre langue que l’anglais.

Le soleil qui s’est pointé dans les cœurs déchire le brouillard dans l’après-midi. Tuk la déprime se montre alors sous son autre jour. Celui d’un hameau avenant, planté au milieu d’une toundra couleur d’automne, traversé de petits étangs et vallonné de monticules qui ressemblent à des terrils.

En réalité, ce sont des pingos, ces collines de l’Arctique au noyau de glace. Non seulement ils servent d’observatoires, mais aussi de freezer. C’est au creux d’un pingo que sont entreposées la viande de caribou et autres victuailles dont la communauté pourra profiter en hiver. Pourtant, à l’école, le barbecue auquel nous sommes conviés se compose de hamburgers et de saucisses, ketchup ou mayonnaise. Il a été organisé pour accueillir les nouveaux profs. Quelques vieillards sont venus se mêler aux parents d’élèves et aux enseignants pour manger à l’œil. Mais personne ne s’en offusque. Tout le monde est bienvenu à la fête pour partager un moment de convivialité et de drum dance, ces danses traditionnelles rythmées par des chants gutturaux et des tambours.
Ce soir ce sont les élèves qui s’exécutent, au son assourdissant d’un sono qui se prend pour un tambour. Paradoxalement ce n’est pas un Inuit, mais un Blanc qui mène le bal. Un de ces instituteurs qui viennent de Toronto ou de Nouvelle-Angleterre pour enseigner aux jeunes Inuits leurs traditions, leur langue et leur propre culture désormais sous perfusion.

Finalement, notre escale dans le hameau des pingos m’a réchauffé le cœur. Tuk l’hospitalière nous a souri : la directrice de l’école nous a ouvert son réseau internet, la Gendarmerie royale canadienne, ses douches, Sister Fayd – de la mission de Notre-Dame de Lourdes -, sa machine à laver et, comble de gentillesse, la nuit nous a offert une somptueuse aurore boréale en guise d’adieu.

La course contre la montre a commencé. Tuk est à plus de 1000 milles (1800 km) du détroit de Béring. Nous devons encore compter une bonne dizaine de jours, non-stop, avant de pouvoir atteindre Nome, sans doute notre dernière destination. Mais le vent devient contrariant et nous oblige à nous abriter à Pauline Cove sur l’île de Herschel. Signe que l’été s’achève, les Rangers sont déjà partis, laissant leur cabane bien rangée et solitaire, au milieu d’une steppe de plus en plus rousse, piquée de fleurs de coton arctiques. Je ne sais pas qui c’est cette Pauline, mais sa sauvagerie me plaît, en dépit des traces d’ours que nous y découvrons. Nous y retrouvons aussi la trace d’Amundsen qui en 1905, après avoir forcé le Passage, a choisi cette florissante station baleinière, pour y effecteur un troisième hivernage. Mais c’est en traîneau à chiens qu’il a filé annoncer sa réussite à Eagle, une petite ville de l’Alaska dotée d’un télégraphe.

Autres temps, autre technologie. À bord, c’est notre téléphone satellite qui nous annonce une nouvelle moins réjouissante. Une tempête est attendue la semaine prochaine dans la mer de Béring. 50 à 60 nœuds de sud pour nous souhaiter la bienvenue dans la mer des Tchouktches. Trop dangereux pour Chamade et son équipage ! Nous devons impérativement attendre une météo plus clémente. Mais où ? La côte du nord de l’Alaska que nous longeons depuis deux jours, n’offre plus aucun abri. Nous ne pourrons pas non plus jeter l’ancre à Barrow, dont la baie est ouverte à tous les vents. Un grand stress s’invite à bord, tandis que Chamade file toutes voiles dehors à la rencontre du gros temps et que Marc se crève les yeux à chercher sur la carte un improbable refuge.

Peut-être, après Barrow, derrière la pointe Franklin, y aurait-il une échancrure à travers la barre de sable qui ceinture tout le littoral. Si la carte est exacte, un layon très peu profond pourrait nous mener jusqu’à une lagune bien protégée. Avec notre dériveur c’est jouable. A condition qu’il n’y ait ni houle ni vagues déferlantes. De toute façon nous n’avons pas le choix. C’est ça ou le choc frontal avec les éléments.

Sur place, la manœuvre s’avère délicate. Nous devons nous y reprendre à deux fois, avant de parvenir à nous insinuer jusqu’à Peard Bay où nous jetons l’ancre, dérive et safran relevés, par deux mètres de fond. Ouf ! Nous voilà marins à l’ancre, tandis qu’au large, la tempête se déchaîne, sans aucun effet sur notre exil flottant.

Nome, terminus, tout le monde descend, y compris Chamade qui va devoir passer l’hiver en haut d’une colline, dans le blizzard, par -30°. Impossible de poursuivre plus au sud. La mer de Béring est déjà entrée dans ses colères hivernales. Mais qu’importe. Nous avons réussi notre pari. Et, pourquoi ne pas l’avouer, nous en sommes très fiers. Le Passage du Nord-Ouest, nous l’avons franchi d’une traite et du même coup, nous avons réalisé une première suisse.

Hier déjà, nous étions euphoriques. Juste après avoir regagné le sud du cercle polaire, nous avions joyeusement fêté notre succès en levant un verre de Talisker à la santé des deux Diomèdes. La grande, Russe et la petite, Américaine. Deux îles, sœurs ennemies, qui surveillent l’entrée du détroit de Béring à quatre kilomètre de distance l’une de l’autre.
Nous ne savions pas encore qu’à Nome nous allions débarquer dans le Far Nord West alaskien.

Avant même d’entrer dans le port j’ai cru avoir une hallucination en croisant deux types en combinaison de plongée sur un ovni flottant hérissé de tuyaux. Qu’est-ce que c’est que ce bidule ? Il me faudra un moment pour réaliser que nous avons rejoint le paradis perdu, et aujourd’hui retrouvé, des chercheurs d’or. Le bidule en question s’avère être un spécimen des barges qui, grosso modo, permettent d’aspirer le fond de l’eau pour y dénicher quelques pépites. Depuis que le métal jaune s’échange à 1800 dollars l’once, c’est la nouvelle ruée vers Nome. Je dis nouvelle, parce que cette ville doit sa naissance, en 1898, à poussée de fièvre aurifère qui a duré une bonne trentaine d’années, avant de retomber dans un marasme généralisé. Et voilà que ça la reprend, chaque été. Il me font trop marrer tous ces cinglés qui viennent orpailler des quatre coins des États-Unis et même de Russie. Ils passent leurs journées à se geler au fond de la mer avec leur aspirateur ou à cuisiner le sable dans leur battée. Le soir, ils regagnent leurs squats de tôles et de planche sur la plage de Nome, métamorphosée en décor de Mad Max.

Jim qui débute dans le métier nous fait voir avec des airs de conspirateur le 44 magnum qu’il cache sous son matelas. Gare aux orpailleurs voleurs. Il s’en méfie autant qu’il se méfie du fisc, c’est pourquoi, chaque semaine, il met ses micro-pépites dans des éprouvettes qu’il planque dans des sacs de sable pour les envoyer, par la poste, à la maison. Ni vu ni connu.

There is no place like Nome. J’approuve sans hésiter le slogan de l’office du tourisme.
De Mad Max à Lucky Luke il y a à peine un kilomètre. Celui qui sépare la plage du centre ville. Nous le parcourons, Marc et moi, à cheval sur le quad qu’un habitant nous a aimablement prêté. Front street qui mène au port, n’est qu’une enfilade de saloons de bars, d’hôtel et de bicoques en bois, entourées de bric à brac. J’imagine cette même rue le 31 août 1906. Une foule en liesse accueille Roald Amundsen, le héros du jour qui, comme nous, a dû faire escale ici, à cause du mauvais temps. Mais les temps ont changé. Il n’y a que nous, cet après-midi, pour saluer notre mentor dont le buste trône sur un coin de trottoir. Adieu et merci à toi, l’aventurier des Pôles. En suivant ta route, nous avons vécu une palpitante aventure aux confins du monde, dans cet ailleurs fascinant du Grand-Nord arctique qui se désagrège lentement. Car nous l’avons constaté : le réchauffement climatique est loin d’être une fiction. La preuve : entre 1906 et 2000, environ 70 bateaux, toute catégories confondues, ont pu franchir le passage du Nord-Ouest . En 2011 Chamade occupait la 147ème place du palmarès. En clair, ce qui fut possible en cent ans, a été réalisé en 10 ans au début du XXIème siècle. Parce que la banquise fond, parce que les équilibres de l’Arctique sont chamboulés, comme si le Pôle avait perdu le Nord.

Née en 1952, Sylvie Cohen a été journaliste pour Europe 1, le Quotidien de Paris, la Radio Télévision Suisse Romande et l’Hebdo, avant de devenir haut fonctionnaire et de diriger les Affaires Extérieures du Canton de Genève.

Elle découvre la voile en 1997, et a depuis franchi le Cap Horn, et navigué en Patagonie, avant de devenir la co-skipper de Chamade.

Matthieu Berthod est né en 1970 en Suisse, dans un canton du cœur des Alpes, le Valais. Il a été formé à l’illustration à l’École des arts décoratifs de Genève puis au design graphique à la “Schule für Gestaltung” de Berne. Il partage son temps entre la ville et la montagne, le graphisme et le dessin, tant en Suisse qu’à l’étranger.

Plus d’informations

biblio1bis
Quand le Pôle perd le Nord
Sylvie Cohen, Marc Decrey, Matthieu Berthod
Ed. Slatkine

 

biblio2
L’homme perdu dans le brouillard
Charles-Ferdinand Ramuz et Matthieu Berthod
Ed. Les Impressions Nouvelles

 

Kablouna
Gontran de Poncens
Ed. Terres d’aventure. Acte Sud, l’Aire

 

Carnets de Voyages (1872-1928 ) et mémoires de  Roald Amundsen
Editions Jourdan

 

L’aventure des Pôles
Yves de Chazounes
Editions place des Victoires

 

Site francophone consacré à Roald Amundsen :
http://roaldamundsen.mooldoo.com/

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