Dormir au pays des ours blancs  par Marc-André Pauzé

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Le bivouac
Kangiqsualujjuaq
31.08.2013 - Voir la carte
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Le campement de Selima
Kangiqsualujjuaq
31.08.2013 - Voir la carte
3
Le site archéologique
Kangiqsualujjuaq
31.08.2013 - Voir la carte
4
Le sauvetage d’Alice
Parc Kuururjuaq
24.07.2012 - Voir la carte
5
Le retour au village
Kangiqsualujjuaq
01.09.2013 - Voir la carte

Marc-André Pauzé

De la fenêtre, je vois virevolter quelques flocons de neige épars. Nous sommes à la fin de l’été. Vivant au Nunavik six mois par année depuis quelques années, je ne suis guère surpris par l’arrivée du temps froid. Je suis un des infirmiers du dispensaire de Kangiqsualujjuaq, un village isolé en territoire Inuit, dans le Grand Nord québécois. Ayant quelques jours de congé, je décide d’aller me confronter à un phantasme : aller bivouaquer seul, dans la toundra. Bien que je sois un habitué de ce genre d’activité, pour avoir fait plusieurs expéditions autonomes en régions sauvages, cette fois-ci, il y a une complexité de plus : les ours polaires.

 

Selon les autorités du parc Kuururjuaq situé à quelques dizaines de kilomètres du village, l’ours polaire est régulièrement observé dans la vallée de la rivière Korok, un couloir de transition entre l’Ungava et la mer du Labrador.

 

Malgré les images touchantes qui circulent sur les réseaux sociaux, l’ours polaire est un redoutable prédateur. Le plus gros sur la terre. L’ours polaire – Nanook en Inuktitut – pèse entre 300 et 450 kg et mesure trois mètres. Il est puissant, rapide et agile. Il jouit d’un odorat exceptionnel et sa vue se compare à celle de l’humain. Ici, on n’est pas en présence de Yogi ou Winnie the Pooh…

 

 

Sélima et son amie Minnie font sécher la chair des poissons qu’elles attrapent dans leur filet.

Si le loup a souvent peur des hommes, l’ours blanc, lui, vit de longues périodes de disettes, le rendant potentiellement agressif. Aussi, l’année précédente, j’avais coordonné une mission de sauvetage pour aller chercher une Inuk s’étant fait attaquer par un ours. Alors, je suis bien placé pour connaître le genre de dégât qu’un tel animal peut faire.

 

Le matériel prêt, je pars en direction nord. À peine suis-je parti que mes mains dénudées sont engourdies par le froid. Mais je résiste à l’envie d’enfiler mes gants en peau d’orignal, car je sais que le corps va se réguler après une quinzaine de minutes. J’avance d’un pas rapide dans l’espoir de m’arrêter à la tente de Minnie et Selima, deux Inuits rencontrées quelques semaines auparavant. Leur campement est situé en bordure de la baie d’Ungava.

 

Sélima Onalyk et Minnie Etok Morgan sont deux aînées qui tiennent à poursuivre leur vie traditionnelle. Je les avais visitées à quelques reprises et j’ai été témoin de certaines scènes de la vie au campement. Je leur avais demandé si elles craignaient la visite d’un loup ou d’un ours. Bien installées dans leur tente, elles m’ont expliqué qu’avant la nuit, elles sortent dehors et tirent un coup de carabine dans les quatre directions, question de bien faire savoir aux animaux qu’elles sont là… et armées. Puis elles entrent et dorment sur leurs deux oreilles. Mais moi, je n’ai pas d’arme…

 

 

Selima Onalik, 66 ans

Selima et Minnie partageant un repas traditionnel de poisson dans leur tente.

Selima et Minnie passent leur temps libre au campement, à faire de l’artisanat ou à réparer du matériel défectueux.

Selima aiguise son Ulu, un couteau traditionnel que les femmes utilisent pour la cuisine ou le travail des peaux.

Arrivée sur place, elles ne sont pas là. Je poursuis mon chemin jusqu’à un site archéologique à l’embouchure de la rivière George sur la baie d’Ungava. Ce site, peu connu et que j’avais retrouvé suite aux indications d’une amie-archéologue, est un campement de Dorsétiens, une culture archéologique antérieure à la culture inuit, datant de 500 av J-C. Un cercle de pierre adossé à une paroi rocheuse bloquant les vents du Nord marque la fondation de l’ancien campement. J’installe mon abri tout près, en orientant la porte vers la baie d’Ungava. Je veux m’imprégner des lieux et m’imaginer la vue que les Dorsétiens avaient en sortant de leur abri, au petit matin.

 

Poussées par de forts vents, les vagues de la marée montante viennent se fracasser sur la berge de pierres dorées, à une vingtaine de mètres de mon campement. Je serai accompagné par les esprits des anciens.

 

Je me prépare à manger vers 17 h. La lumière en ce début d’automne arctique descend rapidement. Après le repas, j’arpente lentement le rivage en savourant les effluves du tabac embrasé de ma pipe. Ensuite, je m’éloigne du campement afin de trouver une bonne cache pour mon sac de nourriture.

 

 

Devant moi, une vue en amont de la rivière George qui s’ouvre sur la baie d’Ungava.

J’installe mon bivouac à côté des vestiges du campement des Dorsétiens.

À mon retour, il fait nuit. Je m’étends à nouveau sur mon sac de couchage pour lire « Conquérant de l’impossible » de Mike Horn. Après quelques paragraphes, il décrit comment un scientifique russe s’est fait dévorer par un ours polaire… Hum !

 

Je n’arrive pas à m’endormir et me trouve stupide de m’être placé dans cette situation avec pour seule protection un poignard de chasse et une amulette constituée d’une griffe d’ours polaire que m’a donné un chasseur quelques jours plus tôt. Je sors fumer une autre pipée pour me calmer. L’aventure d’Alice, l’Inuk secourue l’année précédente remonte lentement et s’infiltre dans mon esprit.

 

 

 

 

 

 

Alice Annanack, 59 ans

Elle regardait toujours aux alentours quand elle sortait du camp en soirée. Et cette fois ne faisait pas exception. Nanook s’approchait silencieusement. Alice ne l’a pas vu, car il s’était roulé dans la boue pour se camoufler et surprendre sa proie. Avant qu’elle ne le réalise, elle fut attrapée. Elle sentit une forte et douloureuse pression sur son crâne alors que l’ours la tirait sur le sol. Elle s’est débattue, protégeant sa tête, car elle savait qu’il s’en prend invariablement à la tête. Tommy, son mari toujours dans le camp, entendit ses cris, saisit sa carabine à gros calibre et se précipita hors du camp. Il savait ce qu’il se passait.

 

Alice Annanack Baron et son mari, Tommy Baron, étaient à leur camp traditionnel dans la toundra de la baie d’Ungava, à la pointe nord du parc Kuururjuaq, à une heure de bateau de Kangiqsualujjuaq. Ils planifiaient de repeindre le camp, chasser et pêcher. Nanook a changé leurs plans. Quand Tommy arriva près de la scène, il vit sa femme lutter avec le prédateur.

 

En arrivant près de sa femme qui se battait avec l’ours, l’esprit de Tommy s’emballa. « J’étais tellement nerveux. Je ne savais pas quoi faire, car je ne voulais pas que ma femme reçoive la balle ! »

Prenant une grande respiration, Tommy tira une première fois sur l’ours. Mais ce ne fut pas suffisant pour que celui-ci lâche Alice. Il essaya de tirer une nouvelle fois, mais sa carabine s’enraya. Il courut jusqu’à la cabane pour prendre sa carabine de calibre 22’ et retourna sur la scène. Affronter un ours polaire avec une 22′ est aussi efficace que de lui balancer des cailloux… Néanmoins, Tommy tira à bout portant. Après quelques tirs, l’animal s’effondra, inerte. Alice était partiellement scalpée et sa main droite était très endommagée par les morsures.

 

Ce n’est que le lendemain matin que Tommy réussit à nous joindre au village avec son radio-émetteur. Rapidement, j’organise avec les Rangers une mission de sauvetage. Cela nous prend 90 minutes en hors-bord pour nous rendre à l’île où se situe le camp de chasse de Tommy.

 

 

Le campement de Tommy et Alice

Sur la berge, la carcasse de l’ours décapité par les chasseurs attend d’être tirée en haute-mer.

À l’intérieur du camp, un ranger essaie d’établir le contact avec l’hôpital de Kuujjuaq

Alice immobilisée dans un matelas-coquille et prête pour le transport

Dehors, les rangers font un feu pour aider le pilote d’hélicoptère à nous retrouver

Tommy Baron, 60 ans

Johnny Sam, le doyen des Rangers, et quelques jeunes du groupe s’assoient près de Tommy, encore très ébranlé, pour le réconforter.

Un ranger reçoit un appel sur le téléphone satellite. L’hélicoptère s’en vient.

L’équipe médicale de Kuujjuaq s’apprête à prendre la relève

Alice s’envole vers Kuujuaq

Les Rangers tirent la carcasse de l’ours en haute-mer

Le reste de l’équipe traîne le « mauvais ours » et le coule en mer. Comme suggéré par Johnny Sam, ils ne gardent rien de l’animal, et ce malgré la très grande valeur que peut avoir une peau d’ours polaire sur le marché international.

Après avoir fumé une pipée, je retourne m’assoir sur mon sac de couchage et je jongle avec mon poignard en pensant que ce serait une bien maigre protection contre un ours polaire. Oh ! j’ai bien mon talisman autour du cou, mais son pouvoir magique semble s’être envolé sous le vent de l’après-midi.

 

Vers 6 h du matin, je me réveille en sursaut avec les premières lueurs de la nouvelle journée. Je me lève, prépare mon déjeuner puis je refais le trajet sous la pluie, vers Kangiqsualujjuaq.

 

Les anciennes du village m’avouent avoir été inquiètes de savoir que j’étais seul dans la toundra. Elles ont peut-être raison. Les hommes, eux, trouvent ça drôle. Ils me demandent des détails logistiques sur l’installation de mon campement et si j’ai vu des pistes. Les Inuits ont une vision très différente de la cohabitation avec l’ours polaire.

 

« La rencontre possible avec Nanook n’est pas à prendre à la légère. Mais comme il est une source importante de nourriture, nous évaluons s’il est en bonne santé, son âge et si c’est une mère avec des petits. Si les conditions de s’approvisionner en nourriture tout en préservant nos futures prises sont présentes ou si nous sommes directement menacés, nous le tuons », explique Jani-Marik Beaulne, un chasseur de 27 ans, de père inuk et de mère québécoise. « Mais nous ne ressentons pas autant que l’homme blanc le besoin de contrôler notre destinée et notre environnement. Nous faisons partie, comme l’ours, du cercle de la vie. »

Au parc Kuururjuaq, à une cinquantaine de kilomètres du village, les rencontres avec l’ours sont rares. Selon Charlie Munick, le directeur du parc, il n’y a eu aucune confrontation avec les visiteurs, bien qu’il y ait eu 161 visiteurs en 2012 et 91 en 2013. « Nous travaillons en étroite collaboration avec les Inuits qui fréquentent le parc et ses environs. Nous savons s’il y a des ours dans les parages ou non. Nous conseillons les visiteurs tout au long de leurs préparatifs et leur suggérons d’être accompagnés de guides inuits armés. Aussi, nous mettons des clôtures électriques portables à leur disposition. »

 

Alice, forte et très chanceuse, a survécu à ses blessures. Son scalp fut traité en chirurgie esthétique à Montréal. Sa main, par contre, a été broyée par les morsures de l’ours. S’en suivirent plusieurs chirurgies et des mois de rééducation. Lors d’une visite ultérieure, elle m’avoua faire des cauchemars et avoir très peur du noir. Malgré leur proximité avec la nature sauvage du Nord canadien, les Inuits sont des humains et le choc post-traumatique est très présent . Elle pourra manger de l’ours à nouveau, mais seulement quand elle aura fait la paix avec Nanook, l’esprit de l’ours.

 

Quant à moi, trois jours après mon excursion, un ours polaire affamé se promenait dans le village. Ça devait faire plusieurs jours qu’il était dans les parages… Pourquoi n’est-il pas venu me chercher? Peut-être mon talisman a-t-il fait son travail, après tout!

Kenny Argnatuk, un chasseur dépèce la carcasse de l’ours s’étant aventuré dans le village

Kenny Argnatuk montre à Jason Annanack, 19 ans, comment dépecer « son premier ours ». C’est Jason qui a tué l’ours vers 5h du matin, après qu’il fut alerté par les aboiements des chiens.

Pacha Etok, la grand-mère de Jason, lave la peau de l’ours avant de la lui remettre. Selon la tradition, Jason devra en faire cadeau à sa marraine.

Reporter photographe, carnettiste, Marc-André Pauzé a reçu de nombreux prix et a collaboré avec entres autres avec Libération, The International Herald Tribune, The Globe and Mail et Amnesty International.

 

Engagé depuis plusieurs années en tant qu’infirmier dans le Grand Nord canadien, il documente par ses photos et ses récits la vie quotidienne la communauté inuite. Il s’est donné une mission: celle d’explorer et de raconter l’humain, pour informer, mais aussi rendre hommage et ne pas oublier. Il veut raconter l’histoire de l’action humaine à l’aide son oeil, de sa lentille, de ses crayons, et surtout, de son coeur.

 

Retrouvez son travail sur son site, mais aussi à travers sa participation aux collectifs PhotoSensitive et Blink.

 

Il exposera son travail sur les Inuits aux Rencontres de la photo de Chabeuil du 9 au 17 septembre 2017.

 

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