Journal de la mer d’Arabie  par Claire et Reno Marca

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Prélude

1
Sanaa, aux sources de l’Arabie
Sanaa, Yémen
06.10.2010 - Voir la carte
2
Socotra, où le hasard nous bouscule
Socotra, Yémen
19.10.2010 - Voir la carte
3
Le Sultanat d’Oman, dernier fief des boutres
Sur, Sultanat d’Oman
15.03.2010 - Voir la carte
4
Dubaï, la ville de tous les excès
Dubaï, Emirats Arabes Unis
07.04.2010 - Voir la carte
5
En cargo sur la mer d’Arabie
Dans le détroit d’Ormuz
22.04.2010 - Voir la carte
6
A Mandvi, les chantiers, enfin !
Mandvi, Gujarat, Inde
06.06.2010 - Voir la carte

Claire et Reno Marca

C’est l’histoire d’un arbre… un arbre qui nous a menés du Yémen jusqu’en Inde.

L’histoire d’un arbre. Mais pas n’importe lequel ! Un arbre extraordinaire ! À la fois mythique et méconnu. Rare et fascinant. Un arbre qu’un être divin aurait créé assez vaillant pour croître en terre hostile et auquel il aurait prêté, en même temps qu’un air d’expérience et de sagesse, de quoi se rendre utile : un feuillage assez dense et large pour faire ombre aux bergers et aux chèvres qui pourraient somnoler à son pied ; une sève carminée dont se pareraient les femmes ; et un ramage épais, aussi bruyant sous le vent qu’une forêt entière, qui rassurerait les voyageurs…
Un arbre qui n’aurait pas plus soif qu’un baobab pour survivre sur une terre aride et dont l’origine mystérieuse inspirerait les poètes, les botanistes et les historiens qui broderaient autour de lui des noms et récits légendaires.
Un arbre d’une majesté qui susciterait l’admiration, qui comblerait tous les êtres vivants, hommes et animaux et qui serait chéri par eux comme un bien précieux.
Ainsi, peut-être, est né l’arbre de sang-dragon, Dracaena cinnabari, que les Arabes appellent aussi Dam el-akhawayn, « sang des deux frères », reflet d’une histoire ancienne et oubliée. Doué de la grâce, de la puissance et de la fantaisie. C’est en tout cas de cette façon que je l’imaginais quand je l’ai découvert en 2006, dans un documentaire.
Mais où poussait cet arbre exceptionnel ?
Sur un confetti yéménite posé au large de la Somalie, et absolument nulle part ailleurs : l’île de Socotra.

La vieille ville de Sanaa, à 2 300 mètres d’altitude, classée au patrimoine mondial de l’Unesco, et le djebel Nuqum.

Sanaa célèbre le génie bâtisseur du peuple yéménite. La vieille ville abriterait 6 500 tours d’avant le XIe siècle.

Malgré nos errances réitérées, nous nous égarons aisément  dans le dédale de la vieille cité. On y additionne les tours et détours, repassant trois fois dans la même ruelle en croyant ne jamais l’avoir empruntée, souriant au même commerçant amusé dont le salut « Keif Halek ! Welcome ! » devient familier. On se fait chahuter par les enfants qui raillent notre étourderie tout en gardant les yeux rivés sur le pavé pour ne pas trébucher sur les déchets assaillis par des chatons faméliques. Dans cette cacophonie foisonnante, la poésie est une résistante qui sait vaincre les immondices, l’âge et la poussière. Comme dit avec naturel Nicolas Bouvier à propos du Sinkiang, on trouve à Sanaa « probablement les plus beaux trucs du monde couverts d’une crasse millénaire ».

On ressort de ces ruelles comme saoulés par la rumeur ambiante, les parfums épicés, la fumée d’encens, les odeurs parfois fétides, l’abondance de marchandises et le flot humain qui vous porte d’un bout à l’autre de la ville comme un morceau de bois charrié par le courant de la rivière. Ainsi menés, nous atteignons la place de Bab el-Yemen. Ici un lot de camelots piétine, harangue les passants, le corps dissimulé sous des cabas, des guirlandes, des chaussettes ou des chéchias de l’Hadramaout. Là, un cercle se forme autour de femmes qui chantent.
De l’autre côté de Bab el-Yemen, l’oued Sayla absorbe le flux des véhicules en saison sèche. Du nord au sud, il sépare l’antique cité des quartiers récents telle une frontière tangible entre passé et présent. À peine y a-t-on mis le pied que l’on rêve aussitôt de retrouver la cité antique si paisible par contraste.

Notre projet initial était de faire le tour de l’île en kayak, mais il nous a paru plus facile de louer une barque sur place, surtout sur une île où vivent 30 000 pêcheurs.

La rue principale d’Hadibo mène à la grande mosquée et au souk.

70% des insulaires tirent leur subsistance de la pêche. Chaque matin, le marché aux poissons se tient tôt, avant que le soleil ne gâte la pêche, sur la grève, sous un auvent de stipes.

Ahmed vit seul, dans un abri sommaire en retrait de la plage, dans la baie de Shu’ab.

On distingue au loin dans le port de Hawlef le va-et-vient de véhicules et le profil d’un bateau qui ne ressemble à rien de connu.

C’est une embarcation en bois d’une trentaine de mètres, étrangement trapue, peinte de lignes vives, coiffée à l’avant d’un mât de charge et à l’arrière d’un pont surélevé. Quelques marins aux visages émaciés et aussi noirs que le charbon nous saluent par-dessus bord. Ceux-là ne sont pas yéménites ! D’où viennent-ils ?
« My name is Abu Satal. I’m from India. Tea ? » lance le capitaine ventripotent qui somme un vieil homme squelettique de nous servir.
Dans l’unique cabine, deux images de La Mecque nous rappellent que, si l’équipage est indien, il est aussi musulman. L’anglais du capitaine est teinté d’accent indien et le thé qu’il nous offre est très sucré, chargé en cardamome, en lait et légèrement poivré. D’une gorgée, nous traversons l’océan Indien !
Abu Satal ouvre un petit placard niché en hauteur d’où jaillit, en même temps que le plan, une nuée de cafards aussi gros qu’un pouce de bûcheron… Sur la carte dépliée, son index couvert de cambouis se pose sur Socotra, puis, traversant la vaste tache bleue que forme l’océan, s’arrête sur la côte nord-ouest de l’Inde.
« One week to go ! You come ? » Sa question nous laisse sans voix. Partir pour l’Inde ? Quelle drôle d’idée ! Un équipage viril au regard sombre et les cafards du placard pour compagnie, le tout sur un océan infesté de pirates… ce voyage est fait pour nous ! Cette offre un peu folle, qui semble sérieuse, est géniale… Ce bateau sent l’aventure…

La ville de Sur, n’a que peu fait pour honorer l’histoire maritime d’Oman dont elle porte le dernier témoignage : un chantier de bateaux.
L’enclos modeste du quartier de Badha repose le long du bras de mer sur lequel glissent parfois quelques barques et sous une tour de garde perchée sur l’autre rive.
Une boutique de maquettes marque l’entrée des lieux devant laquelle siège Jumah, patron des lieux. Notre quête intéresse peu ce septuagénaire, assez distant. Il nous accorde néanmoins sans restriction l’autorisation de travailler sur le chantier. Ce à quoi nous nous attelons aussitôt avec jubilation.
Pensez donc : voilà le dernier chantier du sultanat et, par chance, deux sambuq y sont en cours de construction. Un seul est ce matin entre les mains des charpentiers qui travaillent à l’ombre d’un toit de palmes soutenu par des échafaudages. Aux alentours sont entreposées avec ordre des grumes arrivées de Malaisie, des chutes de bois, des pièces encore grossièrement équarries et des machines. Cinq baraques servent de gîte aux ouvriers et un hangar, d’atelier à maquette. Sur la grève, des plastiques dansent avec le clapot et deux chiens miteux se vautrent dans la vase fraîche sous l’étrave du bateau. Au son des massues, visseuses, scies ou rabots, une dizaine d’hommes se serrent autour des membrures sur un tapis de copeaux et de sciure tiède. Qu’ils soient d’Afrique, du Maghreb ou d’Orient, tous les chantiers charrient cette indescriptible senteur où se mêlent les odeurs de peinture, d’huile, de bois chaud et aussi de l’ouvrage artisan.

Pendant trois jours, Reno va se régaler sur le chantier de la Jumahasoon Boat Factory.

Al-Aijah, le port antique de Sur, avec ses tours de garde.

En digne héritier d’un charpentier qui, il y a deux mille ans, portait le même prénom, Joseph est chrétien, comme trois de ses collègues. Les autres sont hindous. Mais tous viennent du Kerala.

« En Inde on travaillait tous sur des chantiers. C’est pour ça qu’on a été embauchés ici et formés aux techniques locales. »

Voilà donc que même ce patrimoine, ô combien omanais, est aussi fabriqué par des Indiens!

Il faut huit mois de travail et une dizaine d’hommes pour fabriquer un bateau.

On arrive avec une valise de certitudes, croyant avoir déjà tout vu de Dubaï.

Dubaï est le fruit de l’union entre Rockefeller et Walt Disney, au carrefour de la place Vendôme et des faubourgs de Delhi.

Du Ras Al-Khor Wildlife Sanctuary (réserve naturelle) s’envolent quelques flamants roses qui, au-dessus des gratte-ciels, offrent un spectacle éblouissant… Ou serait-ce un mirage?

Les quartiers de Al Buteen ou d’Hindi Lane offrent le visage méconnu d’un Dubaï populaire, cosmopolite et chaleureux.

Le Dubaï Creek héberge des dhows par dizaine, en partance pour l’Iran ou la Somalie.

Des hommes souvent très jeunes s’échinent au travail le dos courbé, au milieu de ponts bordéliques sur lesquels je nous imagine posant nos sacs pour dormir sous les étoiles.

À bord du El Hamar, un bonhomme nous invite par de grands signes. Sans attendre, nous grimpons la longue échelle métallique qui permet d’enjamber le bastingage. Celui-ci est large et couvert de bidons d’huile alimentaire et de fûts métalliques jaunes à l’odeur pestilentielle à destination de la Somalie. Le capitaine Abdulazag nous accueille tout sourire. Sur son visage aussi rond qu’une pleine lune, au-dessus d’une bouche cernée d’une moustache, son regard est fatigué par un interminable chargement. Dans sa cabine, deux lits à mi-hauteur forment un angle près du poste de commandement, sur fond du plastique marbré qui tapisse les parois décorées de photos de la Ka’baa à La Mecque.
« Je viens de Mandvi, Gujarat. Je navigue depuis que j’ai quinze ans, comme mon père. Sur les dhows, la plupart des marins sont gujaratis et les boutres sont construits en Inde. Entre Dubaï et le nord de la Somalie, on transporte du charbon, des vaches, et même des moutons parfois, jusqu’à trois mille ! Mais tous n’arrivent pas vivants ! » fait-il en grimaçant à l’évocation de la pestilence qui règne à bord après vingt jours de mer. Azag a du mal à comprendre ce qui nous attire vers ces boutres : « Ils n’intéressent personne ! » Comment lui expliquer qu’ils nous insufflent des envies d’aventures ? Que ces dhows, dans un monde régi par l’empressement et l’excès, symbolisent à nos yeux une forme de résistance. Et que leurs marins nous apparaissent comme des anonymes dont on méconnaît la bravoure.

Azag nous convie dans sa cabine, sans doute diverti par notre visite.

Nous ne naviguerons pas sur un dhow… Mais par un heureux hasard, le calendrier du CC Chopin coïncide avec le nôtre, et son itinéraire est celui d’un dhow!

Le départ est matinal. Les aussières sont relevées avant que deux remorqueurs nous entraînent au large. Ne reste bientôt de Dubaï dans la brume de chaleur que le contour diffus des tours de la Marina, puis la silhouette de l’hôtel Atlantis apparaissant tel un mirage au bout de la Palm Jumeirah. L’air du large et la vitesse apportent un peu de fraîcheur.
Nous voilà partis pour huit jours de traversée. Il n’en faut pas moins pour transiter de la ville la plus tape-à-l’œil aux misérables faubourgs de Mumbai. Des Émirats à l’Inde, ce n’est pas une mer que nous franchissons, c’est un monde.
Pour sortir du golfe Persique, l’unique itinéraire maritime emprunte le détroit d’Ormuz. Par ce corridor, gardé au nord par l’Iran et au sud par Oman, qui se partagent ainsi l’accès à la plus riche région pétrolière, transite 30 % de la production mondiale. La proximité des terres, 70 kilomètres d’une rive à l’autre, nourrit depuis longtemps un trafic prospère d’alcool, de cigarettes, d’électronique et de moutons qui chaque jour traversent le détroit sur des petites barques assez rapides pour esquiver les garde-côtes. Nous pensions apercevoir des norias de cargos. Mais le détroit est très paisible ce soir. Et l’on ne distingue même pas les lumières de la côte iranienne à l’heure où les officiers nous reçoivent pour un verre de bienvenue dans le salon.

La passerelle d’où, dans cette zone active de piraterie, l’observation de l’horizon et de l’écran radar est continue.

A la nuit tombée, un rideau sépare le poste de commandement de la salle des cartes qui est éclairée. Un silence d’église règne sur la passerelle durant les quarts de nuit.

Les entrailles de la bête: 93 000 chevaux, 40°C, un bruit infernal, une odeur lourde de graisse, mais une propreté impeccable.

« La marine marchande donne envie de voyager mais ne permet pas de le faire. C’est un mythe. » Julie, Second Capitaine.

Un nouveau pilote monte à bord à chaque port.

Nous ne verrons que la silhouette de Karachi, par-delà la mangrove. L’escale y est interdite, même pour l’équipage.

Aucun doute, nous sommes en Inde!

Nous n’aimons guère la comptabilité du voyageur qui parfois totalise les kilomètres comme signe d’un exploit. Mais c’est précisément après six mois de voyage que nous arrivons à Mandvi. Les faubourgs de la ville sont semblables à tous les autres : un conglomérat harassant de ruelles encombrées. Je ne peux m’empêcher d’éprouver une certaine déception. L’avais-je tellement attendue que j’espérais Mandvi différente des autres ? Mais, alors que la route rejoint le lit de la rivière Rukmavati, apparaît subitement devant nous une enfilade de bateaux et de chantiers qui convertit immédiatement ma déception en euphorie. Combien de dhows en construction au milieu d’autres bateaux en réparation ? On croirait une fresque. Les chantiers, plus hauts que les maisons, en plein cœur de la ville, se confondent avec les minarets le long d’une artère passante où se croisent voitures et charrettes tirées par des dromadaires. La perspective interminable s’achève au loin vers le grand large scintillant dans la lumière de fin du jour.
La vasière est chargée de vieilles carcasses aux membrures hirsutes, de chantiers de boutres colossaux et de bateaux ancrés dans la vase, attendant le retour de la marée. Sur les échafaudages de ceux qui bientôt prendront la mer pour la première fois s’activent des dizaines d’ouvriers et de charpentiers. Tous les kilomètres parcourus, les tentatives manquées d’embarquement, l’inflexibilité des douanes, puis l’écueil de la mousson nous paraissent soudain dérisoires !

« Les dhows vous intéressent? Il y en a un qui va être mis à l’eau! » La chance nous sourit. Une coque immense et rutilante est achevée au dehors.

Dans les entrailles d’un dhow, comme une cathédrale.

De l’avis de tous, le Noor e-Mustafa est un beau bateau. La carène noire et la quille rouge impeccables, le franc-bord en bois brut magnifique. La masse dégage un effet grandiose très impressionnant.

Le boutre en chantier depuis trois ans va être mis à l’eau avec les grandes marées.

L’immense bateau est enterré petit à petit jusqu’au niveau de l’eau, en prévision de la marée. Ici, on met à l’eau des navires avec le même mécanisme antique, manuel et dangereux depuis des siècles.

Cette photo remonte aux années 70. Ce petit dhow, encore gréé, est d’une taille bien inférieure aux boutres de 2 000 tonnes d’aujourd’hui.

Au revoir Mandvi, ici prend fin notre quête! Tous ces hommes croisés en chemin depuis Socotra nous ont permis, une fois encore, de goûter à la richesse humaine et aux hasards heureux du voyage.

Biographie

Reno et Claire Marca voyagent et écrivent des livres car ils aiment raconter des histoires mais avant tout celles des autres. Ils ont fait de leur passion commune pour le dessin, les livres et les horizons lointains un mode de vie.

Auteur et illustrateur/photographe indépendants pour l’édition et la presse, également réalisateurs de films, ils demeurent toujours soucieux de mettre en avant, à leur manière, la poésie et l’humanité d’un monde si souvent déprécié. L’Afrique et le monde arabo-musulman sont leurs terres de prédilection, l’Algérie plus particulièrement. Récit illustré, carnet de voyage, reportage graphique ou b.d, leur travail qui mêle les genres est sans doute un peu de tout cela à la fois… « Algérie gourmande », dédié à la cuisine des femmes et au terroir algérien paraîtra en septembre 2016 (co-écrit avec Ourida Nekkache – Ed. de La Martinière).

Plus d’informations

Leurs publications

couv_livre
Journal de la mer d’Arabie
Voyage du Yémen à l’Inde, dans le sillage des dhows, éditions La Martinière (2012)
couv_livre2
Algérie gourmande, avec Ourida Nekkache, éditions La Martinière (2016)

 

Une interview

Fin de ce Récit

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