Rihla, extraits du voyage en Egypte  par Ibn Battûta

?
1
Des Portes d’Alexandrie, et de son port
Alexandrie
05.04.1326 - Voir la carte
2
Description de la colonne des Piliers
Alexandrie
07.04.1326 - Voir la carte
3
De quelques savants d’Alexandrie
Alexandrie
04.1326 - Voir la carte
4
Damiette
Damiette
05.1326 - Voir la carte
5
Arrivée au Caire
Le Caire
06.1326 - Voir la carte
6
Description de Karâfah, à Misr
Le cimetière de Karâfah
06.1326 - Voir la carte
7
Description des Pyramides et des Berbâs
Gizeh
06.1326 - Voir la carte
8
Du Berbâ d'Ikhmîm
Ikhmîm
07.1326 - Voir la carte

Ibn Battûta

From a 15th-century Arabic collectaneous manuscript known as Kitab al-bulhan. - Altered version of http://bodley30.bodley.ox.ac.uk:8180/luna/servlet/detail/ODLodl~23~23~96907~137112:Wonders--the-lighthouse-of-Alexandr
Rectified/ cropped/ contrast-corrected version of File:Book_of_Wonders_folio_36a.jpg. The lighthouse of Alexandria. Illustration of a tale. Page from a manuscript known as Kitab al-bulhan or "Book of Wonders" held at the Bodelian Library. Shelfmark: MS. Bodl. Or. 133

Nous arrivâmes enfin, le premier jour de djomâda premier, à la ville d’Alexandrie. (Que Dieu veille sur elle !)

 

C’est une place frontière bien gardée et un canton très fréquenté ; un lieu dont la condition est merveilleuse et la construction fort solide. Tu y trouveras tout ce que tu désires, tant sous le rapport de la beauté que sous celui de la force, et les monuments consacrés aux usages mondains et aux exercices du culte. Ses demeures sont considérées et ses qualités sont agréables. Ses édifices réunissent la grandeur à la solidité. Alexandrie est un joyau dont l’éclat est manifeste, et une vierge qui brille avec ses ornements ; elle illumine l’Occident par sa splendeur ; elle réunit les beautés les plus diverses, à cause de sa situation entre l’Orient et le Couchant. Chaque merveille s’y montre à tous les yeux, et toutes les raretés y parviennent. On a déjà décrit Alexandrie de la manière la plus prolixe ; on a composé des ouvrages sur ses merveilles et l’on a excité l’admiration. Mais, pour celui qui considère l’ensemble de ces objets, il suffit de ce qu’a consigné Abou Obaïd (Albekry) dans son ouvrage intitulé Alméçâlic.

 

DES PORTES D’ALEXANDRIE, ET DE SON PORT
Alexandrie possède quatre portes : la porte du Jujubier sauvage, à laquelle aboutit le chemin du Maghreb ; la porte de Réchîd, la porte de la Mer et la porte Verte. Cette dernière ne s’ouvre que le vendredi ; c’est par là que les habitants sortent pour aller visiter les tombeaux.

 

 

 

Alexandrie a un port magnifique ; je n’en ai pas vu de pareil dans le reste de l’univers, si l’on excepte les ports de Coûlem et de Kâliloûth, dans l’Inde ; le port des infidèles à Soûdâk, dans le pays des Turcs, et le port de Zeïtoûn dans la Chine (1) lesquels seront décrits ci-après.

 

DESCRIPTION DU PHARE (2)
Dans ce voyage je visitai le phare, et je trouvai une de ses faces en ruine. C’est un édifice carré qui s’élance dans les airs (3). Sa porte est élevée au-dessus du niveau du sol, et vis-à-vis est un édifice de pareille hauteur, qui sert à supporter des planches, sur lesquelles on passe pour arriver à la porte du phare. Lorsqu’on enlève ces planches, il n’y a plus moyen de parvenir à la porte du phare. En dedans de l’entrée est un emplacement où se tient le gardien de l’édifice. A l’intérieur du phare se trouvent beaucoup d’appartements. La largeur du passage qui conduit dans l’intérieur est de neuf empans et l’épaisseur du mur d’enceinte de dix empans (4).

 

(1) C’est-à-dire Quilon et Calicut en Inde (où arrivera Vasco de Gama), Soudak en Crimée, qui appartenait aux Gênois (d’où Niccolo et Matteo Polo partirent vers la Chine), et Quanzhou en Chine.
(2) Cette description serait empruntée à al-Abdari, voyageur marocain du XIIIe siècle (après 1289).
(3) Le phare, construit sur un plan carré, avait un étage octogonal qui se terminait par une tour cylindrique. Du temps d’Ibn Battûta, il ne restait plus que la partie inférieure.
(4) C’est-à-dire entre 2m et 2m30.

Le phare a cent quarante empans (5) sur chacune de ses quatre faces. Il est situé sur une haute colline, à une parasange (6) de la ville, et dans une langue de terre que la mer entoure de trois côtés, de sorte qu’elle vient baigner le mur de la ville. On ne peut donc gagner le phare du côté de la terre qu’en partant de la ville. C’est dans cette langue de terre contiguë au phare que se trouve le cimetière d’Alexandrie. Je me dirigeai une seconde fois vers le phare, lors de mon retour au Maghreb, en l’année 750 (7), et je trouvai que sa ruine était complète, de sorte qu’on n’y pouvait plus entrer, ni monter jusqu’à la porte. Almélic Annâcir (8) avait entrepris de construire vis-à-vis un phare tout semblable, mais la mort l’empêcha de l’achever.

 

(5) C’est-à-dire un peu plus de trente mètres.
(6) Une parasange = 5 250 m.
(7) En 1349.
(8) An-Nâsir Muhammad ben Qalâ’ûn, sultan mamelouk de 1293 à 1295, puis de 1299 à 1341. Son armée arrêtera l’expansion mongole vers la Syrie et l’Egypte en 1303; son dernier règne est considéré comme une période de stabilité et de prospérité pour l’Egypte.

 

 

Parmi les merveilles d’Alexandrie, se trouve l’étonnante colonne de marbre que l’on voit à l’extérieur de la ville, et qui porte le nom de colonne des Piliers (9). Elle est située au milieu d’une forêt de palmiers et on la distingue de tous ces arbres à son élévation prodigieuse. Elle est d’une seule pièce, artistement taillée, et on l’a dressée sur des assises en pierres carrées qui ressemblent à d’énormes estrades. On ne sait pas comment elle a été érigée en cet endroit, et on ne connaît pas d’une manière positive par qui elle a été élevée.

 

Ce qui suit appartient à Ibn Djozay : « Un de mes professeurs, qui avait beaucoup voyagé, m’a raconté qu’un archer d’Alexandrie monta un jour en haut de cette colonne, avec son arc et son carquois, et qu’il s’y tint tranquillement. Le bruit de cette ascension s’étant répandu, un grand concours de peuple se réunit pour le voir, et l’étonnement qu’il causa dura longtemps. Le public ignorait de quelle manière il s’était hissé au haut de la colonne. Quant à moi, je pense qu’il était poussé par la crainte ou mû par la nécessité. Quoi qu’il en soit, son action le fit parvenir à son but, grâce à l’étrangeté de ce qu’il accomplit. Voici de quel moyen il s’avisa pour monter sur la colonne : il lança une flèche à la pointe de laquelle il avait lié une longue ficelle, dont le bout était rattaché à une corde très solide. La flèche passa au-dessus de l’extrémité supérieure de la colonne, et, la traversant obliquement, elle retomba du côté opposé à l’archer. Lorsque la ficelle eut traversé obliquement le chapiteau de la colonne, l’archer la tira à lui jusqu’à ce que la corde passât par le milieu du chapiteau, en place de la ficelle.

 

(9) La célèbre colonne dite de Pompée.

Alors il fixa la corde dans la terre par une de ses extrémités, et, s’attachant à elle, il grimpa par l’autre bout en haut de la colonne et s’y établit, puis il retira la corde et elle fut emportée par quelqu’un dont il s’était fait accompagner. Le public n’eut pas connaissance du moyen par lequel il avait réussi dans son ascension, et fut fort étonné de cette action. »

 

 

 

 

 

 

Je citerai, parmi les religieux d’Alexandrie, le savant imâm, le pieux, chaste et humble Borhân eddîn Ala’radj [le boiteux], qui était au nombre des hommes les plus dévots et des serviteurs de Dieu les plus illustres. Je le vis durant mon séjour à Alexandrie, et même j’ai reçu l’hospitalité chez lui pendant trois jours.

 

RECIT D’UN MIRACLE DE CET IMÂM
J’entrai un jour dans l’appartement où il se trouvait : « Je vois, me dit-il, que tu aimes à voyager et à parcourir les contrées étrangères. » Je lui répondis : « Certes, j’aime cela. » (Cependant, à ce moment-là, je n’avais pas encore songé à m’enfoncer dans les pays éloignés de l’Inde et de la Chine.) « Il faut absolument, reprit-il, s’il plaît à Dieu, que tu visites mon frère Férîd eddîn, dans l’Inde ; mon frère Rocn eddîn, fils de Zacariâ, dans le Sind, et mon frère Borhân eddîn, en Chine. Lorsque tu les verras, donne-leur le salut de ma part. » Je fus étonné de ce discours et le désir de me rendre dans ces pays fut jeté dans mon esprit. Je ne cessai de voyager, jusqu’à ce que je rencontrasse les trois personnages que Borhân eddîn m’avait nommés, et que je leur donnasse le salut de sa part. Lorsque je lui fis mes adieux, il me remit, comme frais de route, une somme d’argent que je gardai soigneusement ; je n’eus pas besoin dans la suite de la dépenser ; mais elle me fut enlevée sur mer, avec d’autres objets, par les idolâtres de l’Inde.

 

Enfin, je citerai le cheïkh Yâkoût l’Abyssin un des hommes les plus distingués et qui avait été disciple d’Abou’l-abbâs almursy, disciple, lui-même, de l’ami de Dieu, Abou’lhaçan achchâdhily (10), ce célèbre personnage qui a été l’auteur de miracles illustres et qui est parvenu dans la vie contemplative à des degrés élevés.

 

MIRACLE D’ABOU’LHAÇAN ACHCHÂDHILY
Le cheik Yâkoût m’a fait le récit suivant, qu’il tenait de son cheïkh Abou’l’abbâs almursy (11) : « Abou’lhaçan faisait chaque année le pèlerinage ; il prenait son chemin par la haute Égypte, passait à La Mecque le mois de redjeb et les suivants, jusqu’à l’accomplissement des cérémonies du pèlerinage ; puis il visitait le tombeau de Mahomet et revenait dans son pays, en faisant le grand tour (par la route de terre, en traversant le Hidjâz, le désert, etc.). Une certaine année (ce fut la dernière fois qu’il se mit en route), il dit à son serviteur : “Prends une pioche, un panier, des aromates et tout ce qui sert à ensevelir les morts. — Pourquoi cela, ô mon maître ? lui demanda son domestique. — Tu le verras à Homaïthirâ”, lui répondit Châdhily.

 

(10) Abou Hassan al-Chadhili, saint musulman, fondateur de l’ordre mystique soufi Chadhiliyya. Venu du Maroc, enseignant à Tunis, il s’installe au Caire en 1244 suite à une vision et y meurt en 1258.
(11) Al-Mursi Abu’l-’Abbas, originaire de Murcie en Espagne, est le successeur d’al-Chadhili, et son gendre. C’est l’un des quatre grands saint tutélaires de l’Egypte, sa renommée sera telle que Mursi est devenu un nom de famille courant en Egypte. Il meurt en 1287.

Homaïthirâ est un endroit situé dans le Saïd (12), au désert d’Aïdhâb. On y voit une source d’eau saumâtre et il s’y trouve un grand nombre de hyènes. Lorsqu’ils furent arrivés à Homaïthirâ, le cheïkh Abou’lhaçan fit ses ablutions et récita une prière de deux ri’cahs (13). A peine avait-il terminé sa dernière prosternation que Dieu le rappela à lui, il fut enseveli en cet endroit. J’ai visité son tombeau qui est recouvert d’une pierre sépulcrale, sur laquelle on lit son nom et sa généalogie, en remontant jusqu’à Haçan, fils d’Aly.

 

(12) C’est-à-dire dans le désert de Haute-Egypte, sur la route du port soudanais aujourd’hui disparu Aidhab, d’où partaient les pèlerins pour atteindre la péninsule arabique.
(13) Ou Rak’ah, au pluriel Rakaat, c’est l’unité de prière musulmane.

 

 

 

 

 

La ville de Damiette est située sur la rive du Nil. Les habitants des maisons voisines de ce fleuve y puisent de l’eau avec des seaux. Beaucoup d’habitations ont des escaliers, au moyen desquels on descend jusqu’au Nil. Le bananier croît en abondance à Damiette, et son fruit se transporte au Caire dans des bateaux. Les brebis des habitants paissent librement et sans gardien, la nuit comme le jour ; c’est pour cette raison que l’on a dit de Damiette : « Ses murs consistent en sucreries, et ses chiens, ce sont ses brebis. » Lorsque quelqu’un est entré dans Damiette, il ne peut plus en sortir, sinon muni du sceau du gouverneur. Les individus qui jouissent de quelque considération reçoivent ce cachet imprimé sur un morceau de papier, afin qu’ils puissent le faire voir aux gardiens de la porte. Quant aux autres, on imprime le sceau sur leur bras, qu’ils montrent [aux surveillants].

 

Les oiseaux de mer sont très nombreux à Damiette, et leur chair est extrêmement grasse. On y trouve aussi du lait de buffle qui n’a pas son pareil pour la douceur de son goût et sa bonté. Enfin, on y prend le poisson appelé boûry (le muge), qui est exporté de cet endroit en Syrie, en Asie Mineure et au Caire. Près de Damiette se trouve une île située entre la mer et le Nil, et que l’on appelle Alberzakh. Elle renferme une mosquée et une zâouïah (14), dont je vis le cheïkh, appelé Ibn Kofl, près de qui je passai la nuit du jeudi au vendredi. Il avait avec lui une troupe de fakirs, hommes vertueux, pieux et excellents. Ils consacrèrent la nuit à la prière, à la lecture du Coran et à la commémoration des louanges de Dieu.

 

(14) La zaouïa est un édifice religieux soufi, assimilable à un monastère. Le mot désigne également la communauté des religieux qui l’habitent.

La ville actuelle de Damiette est d’une construction récente ; l’ancienne ville est celle qui a été détruite par les Francs (15), du temps d’Almélic assâlih. On y voit la zâouïah du cheïkh Djemâl eddîn Assâouy, l’instituteur de la confrérie dite des karenders (16). On appelle ainsi des gens qui se rasent la barbe et les sourcils. A l’époque où je visitai Damiette, la zâouïah était occupée par le cheïkh Feth attecroûry.

 

ANECDOTE
On raconte de la manière suivante le motif qui engagea le cheïkh Djémâl eddîn Assâouy à raser sa barbe et ses sourcils. Ce cheïkh était doué d’un extérieur avantageux et d’une belle figure. Une femme de la ville de Sâouah conçut de l’amour pour lui ; elle lui adressait des messages, se présentait devant lui sur les chemins et l’invitait à aller chez elle ; mais il la refusait et méprisait ses avances. Lorsqu’elle fut poussée à bout par sa conduite, elle lui dépêcha en secret une vieille femme, qui se présenta devant lui, vis-à-vis d’une maison située sur le chemin qu’il suivait pour se rendre à la mosquée. Cette vieille tenait dans ses mains une lettre cachetée. Au moment où Djémâl eddîn passait à côté d’elle, elle lui dit : « Ô mon maître, sais-tu bien lire ? »

 

(15) Au cours de la Cinquième croisade, la ville fut prise par les Francs en 1219. Le sultan d’Egypte Al-Kamil obtiendra l’évacuation de la ville et le départ des Croisés deux ans plus tard. Il semblerait que ce soit en fait le sultan qui ait fait raser l’ancienne ville pour le reconstruire à un emplacement permettant une meilleure défense.
(16) Qalandariyya en arabe, kalender en turc. Confrérie soufie parfois rapprochée des hippies modernes : ascétiques, débauchés et anticonformistes, ils s’opposaient à l’institutionnalisation des autres confréries, et ne respectaient pas la charia.

Il répliqua : « Oui, certes. — Voici, prit-elle, une lettre que mon fils m’a envoyée ; je désire que tu me la lises. — C’est bien », répliqua-t-il. Lorsqu’il eut ouvert la lettre, la vieille lui dit : « Ô mon maître, mon fils est marié ; sa femme se tient dans le portique de la maison ; si tu avais la bonté de lire la lettre dans l’espace compris entre les deux portes du logis, afin qu’elle puisse l’entendre… » Il consentit à sa demande ; mais, lorsqu’il fut entré dans le vestibule, la vieille referma la porte extérieure, et l’amante de Djémâl eddîn sortit, accompagnée de ses suivantes. Elles s’attachèrent à lui et l’entraînèrent dans l’intérieur de la maison. Alors la maîtresse du logis lui déclara ses intentions à son égard. Quand il vit qu’il n’avait aucun moyen de lui échapper, il lui dit : « Certes, je ferai ce que tu voudras, mais auparavant montre-moi les latrines. » Elle les lui indiqua. Il y porta de l’eau, et avec un rasoir bien affilé qu’il avait sur lui, il se coupa la barbe et les sourcils : après quoi il se représenta devant cette femme. Elle le trouva très laid, désapprouva fortement son action et ordonna de le chasser. Ce fut ainsi que Dieu le protégea contre cette tentation. Dans la suite, il conserva la même figure, et tous ceux qui suivent sa règle se rasent la tête, la barbe et les sourcils.

 

MIRACLE DE CE CHEÏKH
On raconte que, lorsqu’il fut arrivé à Damiette, il choisit pour demeure le cimetière de cette ville. Elle avait alors pour kâdhi (17) un nommé Ibn Al’amîd. Ce magistrat, ayant un jour accompagné le cortège funèbre d’un des principaux habitants, vit dans le cimetière le cheïkh Djémâl eddîn et lui dit : « C’est donc toi qui es le cheïkh novateur ? »

 

(17) Le cadi est un juge de paix et un notaire, réglant les problèmes de vie quotidienne : mariages, divorces, répudiations, successions, héritages, etc.

A quoi le cheïkh répliqua : « Et toi, tu es le kâdhi ignorant ; tu passes sur ta mule entre des tombeaux, et cependant tu sais que le respect que l’on doit aux hommes après leur mort est égal à celui qu’on leur doit de leur vivant. » Le kâdhi reprit : « Ton usage de te raser la barbe est quelque chose de plus grave que cela. — Est-ce à moi que tu en veux ? », répliqua le cheïkh ; puis il poussa un cri. Au bout d’un instant il releva la tête, et l’on vit qu’il était porteur d’une grande barbe noire. Le kâdhi fut étonné de cela, ainsi que son cortège, et descendit de sa mule devant le cheïkh. Celui-ci poussa un second cri, et on lui vit une belle barbe blanche ; enfin, il cria une troisième fois et releva la tête, et l’on s’aperçut qu’il était sans barbe, comme auparavant. Le kâdhi lui baisa la main, se déclara son disciple, ne le quitta pas tant qu’il vécut, et lui fit construire une belle zâouïah. Lorsque le cheïkh mourut, il fut enseveli dans cet édifice. Quand le kâdhi se vit sur le point de mourir, il ordonna qu’on l’ensevelît sous la porte de la zâouïah, afin que quiconque entrerait pour visiter le mausolée du cheïkh foulât aux pieds son tombeau. A l’extérieur de Damiette se trouve un lieu de pèlerinage connu sous le nom de Chétha et dont le caractère de sainteté est manifeste. Les habitants de l’Égypte le visitent, et il y a dans l’année plusieurs jours affectés à cet usage. Près de Damiette, et au milieu des vergers qui l’entourent, on voit un lieu appelé Almoniah qu’habite un cheïkh vertueux nommé Ibn Anno’mân. Je me rendis à sa zâouïah et je passai la nuit près de lui.

 

Il y avait pour gouverneur à Damiette, durant mon séjour dans cette ville, un nommé Almohciny. C’était un homme bienfaisant et vertueux ; il avait construit sur le bord du Nil un collège où je logeai à cette même époque. Je liai avec lui une amitié solide.

Caravane de pèlerins à Ramleh (31e Maqamat), par Yahyâ ibn Mahmûd ibn Yahyâ ibn Abi'l Hassan Kuwarrîhâ, 634 H. / 1236-1237 AD.
Réutilisation depuis https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Yahy%C3%A2_ibn_Mahm%C3%BBd_al-W%C3%A2sit%C3%AE_005.jpg

J’arrivai enfin à la ville du Caire, métropole du pays et ancienne résidence de pharaon aux pieux (18) ; maîtresse de régions étendues et de pays riches, atteignant les dernières limites du possible par la multitude de sa population et s’enorgueillissant de sa beauté et de son éclat. C’est le rendez-vous des voyageurs, la station des faibles et des puissants. Tu y trouves tout ce que tu désires, savants et ignorants, hommes diligents ou adonnés aux bagatelles, doux ou emportés, de basse extraction ou d’illustre naissance, nobles ou plébéiens, ignorés ou célèbres. Le nombre de ses habitants est si considérable que leurs flots la font ressembler à une mer agitée, et peu s’en faut qu’elle ne soit trop étroite pour eux, malgré l’étendue de sa surface et de sa capacité. Quoique fondée depuis longtemps, elle jouit d’une adolescence toujours nouvelle ; l’astre de son horoscope ne cesse pas d’habiter une mansion heureuse. Ses conquérants ont vaincu les nations, ses rois ont soumis les chefs des Arabes et des barbares. Elle possède le Nil, dont la gloire est grande, et qui dispense son territoire d’implorer la pluie ; et ce territoire qui s’étend l’espace d’un mois de marche pour un marcheur très actif, est généreux et réconforte l’homme éloigné de son pays natal.

 

(18) Dans la Sourate 89 L’Aube, Pharaon est appelé « l’homme aux épieux », instruments avec lesquels il faisait torturer ses ennemis.

C’est, remarque Ibn Djozay, c’est en parlant du Caire qu’un poète a dit :
J’en jure par ta vie ! Misr n’est pas misr (19), mais c’est le paradis ici-bas pour quiconque réfléchit.
Ses enfants en sont les anges et ses filles aux grands yeux, les houris. Son île de Raudhah est le jardin, et le Nil le fleuve Cauther (20).

 

C’est aussi en parlant du Caire que Nâcir eddîn, fils de Nâhidh, a dit :
Le rivage de Misr est un paradis dont aucune ville n’offre le pareil ;
Surtout depuis qu’il a été orné de son Nil aux eaux abondantes.
Les vents qui soufflent sur ses ondes y figurent des cottes de mailles,
Que la lime de leur David n’a pas touchées (21)
Sa température fluide fait trembler l’homme légèrement vêtu.
Ses vaisseaux, semblables aux sphères célestes, ne font que monter et descendre.

(19) Misr signifie à la fois « Le Caire » et « une grande ville ».
(20) Toutes allusions aux descriptions du Paradis faites dans le Coran. Le fleuve Cauther traverse le Paradis.
(21) « Nous lui avons appris [à David] la fabrication des cottes de mailles » (Sourate 21 Al-Anbiya (Les prophètes)).

Mausolée de l’imam Shafi’i

A Misr (Fosthath ou le vieux Caire) se voit le cimetière de Karâfah (22), célèbre par son caractère de sainteté. Ses mérites sont l’objet d’une tradition qui a été mise par écrit par Alkorthoby (23) et plusieurs autres auteurs ; car il fait partie de la montagne de Mokattham, au sujet de laquelle Dieu a promis qu’elle serait un des jardins du Paradis (24). Les habitants du Caire construisent à Karâfah d’élégantes chapelles, qu’ils entourent de murailles, et qui ressemblent à des maisons. Ils élèvent tout près de là des logements, et entretiennent des lecteurs pour lire le Coran, nuit et jour, avec de belles voix. Parmi eux, il y en a qui font construire une zâouïah et un collège à côté du mausolée. Ils y vont passer la nuit du jeudi au vendredi, avec leurs femmes et leurs enfants, et font une procession autour des tombeaux célèbres. Ils vont également y passer la nuit du 14 au 15 de cha’bân (25). Les commerçants sortent ce jour-là, portant toute espèce de mets.

 

(22) Le cimetière de Qarafa ou el-Arafa s’étend au sud-est du Caire. Appelé aussi Cité des Morts, il est aujourd’hui habité par des vivants, souvent réduits par la pauvreté à habiter dans les tombes et mausolées, mais aussi à la recherche de la protection des ancêtres défunts. La Cité des Morts abriterait un demi-million de personnes.
(23) al-Qurtubi de Cordoue, savant, théologien et juriste malikite ayant résidé en Egypte et mort en 1273.
(24) Les collines de la Mukattam sont parfois citées comme devant faire partie du Paradis.
(25) En 1326 : nuit du 16 juillet. Nuit sainte en islam, il est recommandé de jeûner et de prier car « cette nuit-là, Dieu ne refuse pas les prières ».

 

 

Parmi les sanctuaires célèbres est le saint et noble mausolée où repose la tête de Hoceïn, fils d’Aly (26). Près de ce mausolée s’élève un grand monastère, d’une construction admirable (27). Ses portes sont décorées d’anneaux d’argent et de plaques du même métal. C’est un édifice jouissant d’une grande considération. On remarque encore à Karâfah le mausolée de la dame Néfiçah, fille de Zeïd, fils d’Aly, fils de Hoceïn, fils d’Aly. C’était une femme exaucée dans ses prières et pleine de zèle dans sa dévotion. Ce mausolée est d’une belle construction et d’une grande magnificence. Il y a tout près de lui un monastère où l’on se rend en foule. On voit aussi dans cet endroit le mausolée de l’imâm Abou Abd Allah Mohammed, fils d’Idrîs, achchâfiy (28), près duquel s’élève un grand monastère. Ce mausolée jouit d’un revenu considérable ; il possède un dôme célèbre, d’une structure admirable, d’une construction merveilleuse, d’une élégance extrême, d’une hauteur excessive. Quant à sa longueur, elle dépasse trente coudées. Enfin, on voit à Karâfah une quantité innombrable de tombeaux d’oulémâ et de saints personnages.

 

(26) Husain, petit-fils du Prophète, a été tué à Kerbela, en Irak, en 681. Sa mort sera à l’origine de la rébellion et de la scission chiite. Pendant le siège d’Ascalon par les croisés en 1153, les sultans fatimides Égypte, descendants de Husain, avaient amené la tête de Husain au Caire, et lui ont bâti un magnifique mausolée.
(27) Il s’agit d’une madrasa bâtie par Saladin et également décrite par Ibn Djubair en 1183.
(28) Le monument funéraire de l’imam Shafi’i, le plus grand Égypte, date, dans sa forme actuelle, de 1210 et constitue toujours un lieu de pèlerinage.

On y trouve aussi [les sépultures] d’un grand nombre de compagnons de Mahomet et de personnages distingués, tant parmi les anciens que parmi les modernes ; tels qu’Abd errahmân, fils de Kâcim, Achhab, fils d’Abd al’azîz, Asbagh, fils d’Alfaradj ; les deux fils d’Abd alhakem ; Abou’lkâcim, fils de Cha’bân ; Abou Mohammed Abd alouehhâb. Mais leurs sépultures ne jouissent d’aucune célébrité dans ce cimetière (29) et ne sont connues que des personnes qui leur portent un intérêt particulier.

 

(29) Il s’agit dans l’ensemble des tombes de personnages de rite malikite comme l’auteur, qui sont négligés par les Cairotes en majorité shafi’ites.

 

 

 

 

 

 

Ces édifices sont au nombre des merveilles célèbres dans le cours des âges. Les hommes tiennent à leur sujet de nombreux discours, et s’engagent dans des recherches relatives à leur destination et à l’ancienneté de leur construction. Ils prétendent que toutes les sciences qui ont été connues avant le Déluge avaient pour auteur Hermès l’Ancien, qui habitait dans le Saïd supérieur et qui était appelé Khonoûkh (30). D’après eux, il fut le premier qui discourut des mouvements célestes et des substances supérieures ; le premier qui bâtit des temples et y glorifia la divinité. Il prédit aux hommes le Déluge ; et, craignant la perte de la science et la destruction des arts, il construisit les Pyramides et les Berbâs (31) sur lesquels il représenta tous les arts et leurs ustensiles, et retraça les sciences, afin qu’elles subsistassent éternellement. On dit que le siège des connaissances et de l’autorité royale en Égypte était la ville de Ménoûf, située à un bérîd de Fosthâth (32). Lorsqu’Alexandrie eut été construite, les gens s’y transportèrent, et elle fut le siège de l’autorité et des connaissances jusqu’à l’avènement de l’islamisme. Alors Amr, fils d’Al’as, jeta les fondements de la ville de Fosthâth, qui est encore la capitale de Égypte.

 

(30) Le dieu égyptien Thoth, déjà identifié avec Hermès Trismegistos à l’époque grecque, se trouve encore réuni à l’époque islamique à l’Enoch de la Genèse (Khonouh) et au prophète Idris mentionné dans le Coran.
(31) C’est-à-dire les temples pharaoniques, du mot copte pierphei ou pirpe.
(32) Menouf est Memphis et Fustat la première ville arabe fondée à la place du Caire. Un berid fait quatre parasanges, soit vingt et un kilomètres.

Les pyramides sont construites en pierres dures, bien taillées ; elles ont une élévation très considérable et sont d’une forme circulaire (33), très étendues à la base, étroites au sommet, en guise de cônes ; elles n’ont pas de portes et l’on ignore de quelle manière elles ont été bâties. Parmi les récits que l’on fait à leur sujet, on raconte qu’un roi Égypte antérieurement au Déluge, eut un songe qui le frappa de terreur et l’obligea de construire ces pyramides sur la rive occidentale du Nil, afin qu’elles servissent de lieu de dépôt aux sciences, ainsi que de sépultures pour les rois. On ajoute qu’il demanda aux astrologues si quelque endroit de ces pyramides serait [jamais] ouvert ; que les astrologues l’informèrent qu’elles seraient ouvertes du côté nord, lui désignèrent la place où serait pratiquée l’ouverture, et lui firent connaître le montant de la dépense que coûterait cette opération. Le roi ordonna de déposer en cet endroit une somme équivalente à celle qui, d’après ce que lui avaient annoncé les astrologues, serait dépensée pour pratiquer une brèche. Il employa toute son activité à cette construction, et la termina dans l’espace de soixante ans. Il y fit graver l’inscription suivante : « Nous avons construit cette Pyramide dans l’espace de soixante ans. Que celui qui le voudra la détruise en six cents ans ; et certes, il est plus facile de détruire que d’édifier. »

 

(33) La description faite par Ibn Battûta montre bien qu’il ne les a jamais vues.

 

 

Lorsque l’autorité souveraine fut dévolue au khalife Ma’moûn (34), il voulut ruiner cette Pyramide. Un des docteurs de Misr lui conseilla de n’en rien faire ; mais Ma’moûn persévéra dans son dessein et ordonna d’ouvrir la Pyramide du côté du nord. On allumait un grand feu contre cet endroit, puis on y jetait du vinaigre et on y lançait des pierres avec une baliste, jusqu’à ce qu’on y eût ouvert la brèche qui existe encore aujourd’hui. On trouva vis-à-vis de cette ouverture une somme d’argent que le khalife ordonna de peser. On calcula ce qui avait été dépensé pour pratiquer la brèche ; et Ma’moûn, ayant trouvé que les deux sommes étaient égales, fut très étonné de cela. On avait découvert que l’épaisseur du mur était de vingt coudées.

 

(34) Al-Ma’mun, calife abbaside (813-833), second fils de Harun al-Rashid, fut le seul Abbaside à visiter Égypte, au cours de son règne.

 

 

 

Je partis pour Ikhmîm (35), qui est une ville grande, solidement bâtie et magnifique. On y voit le berbâ connu sous le même nom que la ville ; il est construit en pierres et renferme des sculptures et des inscriptions, ouvrages des anciens, et qui ne sont pas comprises actuellement ; ainsi que des figures représentant les cieux et les astres. On prétend que cet édifice a été bâti, tandis que l’Aigle volant (36) était dans le signe du Scorpion. On y voit aussi des représentations d’animaux, etc. Les habitants de la ville font, à propos de ces figures, des contes sur lesquels je ne m’arrêterai pas. Il y avait à Ikhmîm un homme appelé Alkhathîb, qui ordonna de démolir un de ces berbâs, et qui fit construire avec ses pierres un collège. C’est un homme opulent et célèbre par sa générosité. Ses envieux prétendent qu’il a acquis les richesses qu’il possède en demeurant dans ce berbâ. Je logeai à Ikhmîm dans la zâouïah du cheïkh Abou’l’abbâs ibn Abd azzhâhir. Elle renferme le mausolée de son aïeul Abd azzhâhir (37). Abou’l’abbâs a pour frères Nâcir eddîn, Medjd eddîn et Ouâhid eddîn. Ils ont coutume de se réunir tous, après la prière du vendredi, en compagnie du khathîb Noûr eddîn, mentionné plus haut, de ses enfants, du kâdhi de la ville, le fakîh Mokhlis, et des autres principaux habitants. Ils font une lecture complète du Coran et célèbrent les louanges de Dieu, jusqu’à la prière de l’asr. Après qu’ils l’ont faite, ils lisent la soûrate de la Caverne, puis ils s’en retournent.

 

(35) L’actuelle Akhmim. Son temple, démoli au xive siècle, est cité par tous les voyageurs antérieurs.
(36) Trois étoiles de la constellation de l’Aigle.
(37) Saint personnage, descendant de Dja’far, frère d’Ali.

Ibn Battuta, né en 1304 à Tanger, parcourra en 25 ans près de 120.000 km, de Tombouctou jusqu’à la Volga, de Tanger à Quanzhou.

 

Si la monumentale relation de ses voyages ouvre une fenêtre sur le monde musulman du Moyen-Âge, certains passages font pourtant douter de la véracité du texte.

À l’origine simple pèlerin, musulman coutumier, Ibn Battûta profite de la place occupée par l’Islam et la langue arabe qui facilitent grandement ses déplacements. Il profite également du développement du commerce puisqu’il se joint souvent à des caravanes, ou embarque sur des vaisseaux marchands musulmans. Il rencontre de nombreuses personnalités et devient souvent leur conseiller lors de ses longs périples.

 

Un cratère sur la Lune lui est dédié dans la mer de la Fécondité.

Le texte


Lecture en ligne sur le site de l’Université du Québec (traduction Defrémery 1858)

 


Voyages, Ibn Battûta, 3 tomes
Editions La Découverte / Poche

Fin de ce Récit

Vous souhaitez donner votre avis?
Récit suivant:
Accueil
Archives
(Tous les numéros)
1
2
3
4
5
6
7
8
Pour une meilleure expérience de lecture, veuillez positionner votre écran en mode "paysage", merci !
IGNORER CE MESSAGE
Votre message a bien été envoyé, merci !
FERMER
Félicitations ! Vous êtes désormais inscrit à la newsletter.
FERMER
Séparez les adresses par des virgules (maximum 10)