Sur les routes d’Amazonie  par Gilles del Pappas

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1
Western brésilien
Oïapoque
24.02.2008 - Voir la carte
2
Sur la route des bandits
Entre Oïapoque et Macapa
24.02.2008 - Voir la carte
3
Les tapouilles
Macapa
26.02.2008 - Voir la carte
4
Le départ
Sur l'Amazone
26.02.2008 - Voir la carte
5
La nuit
Sur l'Amazone
26.02.2008 - Voir la carte
6
Premières rencontres : je suis au Brésil !
Sur l'Amazone
27.02.2008 - Voir la carte
7
Retrouvailles avec Belém
Port de Belém
29.02.2008 - Voir la carte
8
L'expérience insolite
Marché Ver-o-Peso, Belém
05.03.2008 - Voir la carte
9
Carnaval ?
Banlieue de Belèm
08.03.2008 - Voir la carte
10
A table !
Centre-ville de Belèm
12.03.2008 - Voir la carte

Gilles del Pappas

Ça y est je suis enfin de retour au Brésil, un pays où je suis déjà venu, il y a… très longtemps !
Et en passant par la Guyane Française, une nouvelle petite route qui serpente dans la forêt jusqu’à Saint Georges de l’Oïapoque, j’ai croisé des singes hurleurs, et quelques paresseux que nous avons failli écraser, un beau serpent, un pac, sorte de petit mammifère du coin…
J’aborde enfin la ville d’Oïapoque, de l’autre côté, c’est déjà un autre pays. L’air sent la cachaça, la farinà, la musique omniprésente ne peut s’ignorer… les filles regardent les hommes droit dans les yeux en roulant des hanches, oui, je suis au Brésil ! Et c’est le carnaval qui n’est pas loin, ici, il se prépare très tôt.
Je passe la frontière sur une barque protégée par des bâches bleues qui défendent de la pluie de la saison. C’est très vert, le fleuve est bordé par des manguiers et des maisons en bois sur pilotis. La frontière ne peut être étanche, elle est forcément poreuse, il suffit de remonter ou de descendre le fleuve sur quelques kilomètres pour y passer à l’abri des regards de douaniers potentiels. On dit qu’il va se construire bientôt un pont reliant les deux pays, la ville va forcément de développer… Je ne vais rester qu’une nuit ici, c’est le western, avec entraîneuses et saloons… je prends le bus demain matin, direction Macapa en passant par une piste qui vient juste d’ouvrir, une saignée en pleine forêt primaire… Il peut y avoir des attaques de bandits… paraît-il… je doute, souvent ce sont quelques rumeurs.

J’arrive à dormir malgré les javas, dehors, qui ne se terminent qu’au petit matin et auxquelles je ne participe pas. En fait, tout cela ne m’excite guère, la ville me rappelle le quartier frontière entre le Ghana et le Togo, dans Lomé… musique, drogue, alcool, prostitution… et or. Il n’est pas rare de croiser un type aux aguets qui a une mallette accrochée à son bras par une chaîne et à la ceinture un pétard, prêt à dégainer au moindre geste suspect. Ce sont des négociants qui achètent leur production aux mineurs disséminés un peu partout du côté brésilien comme du côté français. Ça attire forcément des aventuriers de tous poils, prêts à prendre quelques risques pour s’enrichir vite et sans se casser le cul à laver le fleuve. L’or, le rhum, les filles, la zizique à fond de ballon et la nuit moite, ça sent forcément les engambis monstres. Rock’n’roll ! Il n’est pas rare que ce mélange détonnant amène des bagarres monstres qui ne se terminent qu’à coup de couteau ou d’arme à feu.
Non, ces engatses ne sont pas pour moi aujourd’hui. Je préfère les petits matins clairs comme des lacs de montagne. Car le bus part très tôt juste à côté de l’hôtel que j’ai sélectionné et je ne veux le louper sous aucun prétexte.

Je suis le seul estrangero dans l’autocar qui doit dater de l’an Pèbre… Avec moi pour le voyage, que des Indiens ou des Cablocos mystérieux. Le bus est parti à l’heure tapante ! Ça c’est la grande différence avec l’Afrique. Le conducteur m’a gentiment souri et assuré que les places n’étaient pas numérotées. Il ne sait pas quand exactement nous allons arriver, car la piste n’est pas entièrement finie. Ça va dépendre de l’état de l’avancement des travaux et de la pluie. Je me rend compte immédiatement du problème, les cahots sont impressionnants. Nous ne roulons pas vite et c’est tant mieux, je n’aurais pas voulu tomber sur un jobastre qui se prenne pour un champion de la piste. Ça m’est déjà arrivé du côté surinamien avec un rasta défoncé, j’ai cru mourir vingts fois !
Quelquefois, à l’intersection d’un sentier ou au milieu de rien, un groupe d’Indiens monte ou descend du véhicule. Ou vont-ils ? En pleine futaie. Leur forêt…

Je prends mon mal en patience.

À midi, nous faisons une halte dans une pousada qui manifestement vient d’ouvrir. Le ciment n’est pas encore sec. Des poules caquètent entre nos jambes, la cuisine du restaurant est sommaire, mais ça fait du bien de ne plus être secoué comme une salade dans un torchon. Vers le milieu de l’après-midi, nous sommes stoppés car la piste est coupée par un pont pas entièrement fini. Les ouvriers ont jeté quelques madriers en acier pour laisser passer les véhicules, et c’est ainsi que nous allons débarquer de l’autre côté du ru. Il nous faut encore attendre que notre tour arrive, car il y a quelques camions devant nous. Depuis notre départ nous n’avons croisé aucune bagnole de particulier.
C’est le soir que nous déboulons enfin à Macapa et nous n’avons pas vu de pirate ni de bandit, ce sera pour la prochaine fois. Je prends le premier hôtel et me jette sur le lit, je suis cassé par cette journée en bus.

De l’hôtel minable et sale où j’ai dormi jusqu’au port, je dois prendre un bus. Le ciel menace, peu de gens prennent cette ligne, je suis pratiquement seul. Faut dire que nous sommes samedi et que les habitants de Macapa profitent de leur début de week-end pour s’octroyer une bonne grasse matinée.

C’est là…
Un Indien laconique me fait descendre au port. C’est un tel enchevêtrement de tapouilles qu’au départ, je ne vois même pas le fleuve. Un débarcadère tout en bois, il n’y a que très peu de béton. Peu d’animation, je demande celui qui part pour Belém. Il ne faut pas que je me trompe, la plupart des embarcations remontent le fleuve, et moi je dois le descendre. Il y en a plusieurs, je décide de choisir le premier qui se présente. Une jolie employée d’agence de navigation me dit qu’ils ont une tapouille qui va partir. J’ai le temps de m’acheter un couchage ! Et me boire un pequéno café. Je trouve assez facilement les deux. Le hamac dans une boutique où j’ai du mal à trancher et me décide finalement pour un rouge, mon choix est uniquement esthétique. Puis, ayant le temps, je bois un excellent café debout, en regardant le va-et-vient des embarcations de toute taille qui remontent le fleuve. Le trafic est dense et je suppose qu’en semaine, c’est bien pire.

Notre bateau.

La tapouille dans laquelle je dois embarquer n’est pas la plus grande. Loin de là ! Mais elle est repeinte de neuf et nous allons voyager sous les ordres d’un jeune homme. Mais il connaît bien son affaire, m’affirme sa femme qui va s’occuper des repas. Le moteur teuf-teuffe gentiment. Enfin, à l’heure prévue, nous lâchons les amarres et… vogue la galère !
J’installe mon hamac le plus près possible de l’avant, comme cela, je ne serais pas gêné par les nouveaux voyageurs. Parce que pour le moment, il n’y a qu’une dizaine de passagers, tous indiens qui me regardent avec surprise, il ne doit pas y avoir beaucoup d’étrangers qui prennent cette ligne.

Et voilà, nous sommes sur le fleuve qui ne semble pas trop bouger. Pourtant… ce voyage va tellement me marquer que j’en décrirai un bout dans un livre sur un anarchiste marseillais, Marius Jacob, « Attila et la guillotine sèche ». Les jeunes indiens prennent leur mal en patience et s’installent sur l’arrière pour une demi-pennequet. Nous allons doucettement au rythme du moteur diesel… Il ne pleut pas, le fleuve est immense, la ville de Macapa sort du champ de vision, nous retrouvons la forêt, je me sens bien.

Elles sont belles, ces tapouilles. L’on sent encore dans leurs coques la structure ancienne de la Santa Maria, de la Pinta et de la Nina, les trois bateaux de Christophe Colomb… Bien sûr, il manque les voiles…

Je ne dors pas beaucoup cette nuit. Pas par insomnie, mais par l’excitation du voyage. Fasciné, je reste sur le pont en observant toutes les haltes. Le fleuve est très habité, dans des endroits de la forêt où l’on a du mal à imaginer que l’on puisse vivre. Notre tapouille s’arrête souvent pour débarquer ou embarquer une famille, ou bien pour remettre un paquet, une lettre… Et quelle que soit l’heure, il y a toujours quelqu’un pour attraper le bout… Un vieux, une jeune fille, voire un enfant…
Mais le soir est tombé et quand je retourne à mon hamac, je m’aperçois que je ne suis plus seul. Pendant que je rêvassais, un enchevêtrement de corde et de tissus colorés reconstruit une forêt moderne qu’un concepteur européen trouverait certainement beau. J’ai du mal à reconnaître mon couchage. Voyons, il était rouge ?

De temps en temps, on croise dans un teuf-teuf amical une embarcation qui monte on ne sait où, peut-être jusqu’en Bolivie ?

J’ai fini au petit matin par retrouver mon hamac, un sommeil profond avec des rêves bienfaisants de vol sur la canopée, j’étais un oiseau… Je suis réveillé par un gazouillis d’enfant. Un bébé au regard d’encre m’observe très sérieusement. Quel drôle d’animal suis-je ?

La journée passe ponctuée de nombreux arrêts. Les nouveaux arrivants s’installent, la tapouille maintenant refuse des familles… vous prendrez la suivante ! De nombreux oiseaux nous survolent, éperviers, perroquets, des échassiers de toutes sortes… et puis des guaras, sorte d’ibis flamboyants. Nous avons croisé sur le fleuve un anaconda géant, un monstre qui n’a effrayé que moi, les Indiens rigolent !

L'immensité du fleuve
Quelque fois, le regard n’arrive pas à s’arrêter tant l’air et l’eau se confondent…

Nous sommes finalement devenus copains avec la petite fille du hamac. Elle me fait de grands sourires ; la maman, très jolie, est plus réservée.

Arrivée dans une petite ville située sur l’île de Marajo. Ici la police locale chevauche des buffles… Une immense statue a été érigée au bord du fleuve, qui représente deux personnages assez mystérieux, je n'en saurai rien… Nous sommes au Brésil !

Arrivée à Belém

Il pleut. Au petit matin, on a du mal à percevoir sous les trombes d’eau la formidable ville de l’estuaire de l’Amazone, la capitale de l’Etat du Parà. Les deux marins qui s’occupent de la tapouille ont vivement rabattu les bâches plastiques qui protègent les voyageurs des chavanes. Depuis le temps, les immeubles modernes ont poussé tout le long du fleuve. La première fois que j’y étais passé, il n’y en avait aucun. Comment va être la ville ?

J’ai à peine mis le pied sur la terre ferme que j’ai cherché un hôtel. Hé, miracle ! Le premier que j’ai trouvé s’appelait « Le Massalia » et était tenu par un vrai Marseillais installé à Belèm depuis des dizaines d’années !
Ils sont partout !
Comme l’affirmait un de nos plus grands poètes « Quand on est marseillais, on est déjà parti ».

Alors les familles riches sont parties, et la ville s’est endormie. Il a fallu recycler et les Brésiliens sont champions en ce domaine !

Impressionnants, et surréaliste !

Hélas, je n’ai pas vu le conducteur, j’aurais bien aimé !

Le Ver-o-Peso

Des poissons comme cela, je n’en ai jamais vu à la vente ! Le matin, il y a une criée et le professionnel monte sur une tour en fer au milieu du marché, et ça y va ! Y’a de la rigolade, et là, ça me rappelle tout de même le marché des Capucins à Marseille.

De quoi rêver !
Et là, de quoi comprendre nos différences. On vend des herbes de la forêt qui ont le pouvoir de calmer les rhumatismes, donner des enfants à une femme stérile, rendre vigueur à un homme ou ramener un amant volage à la maison ! Avec des noms signifiant : « Pleure à mes pieds » ou « Ne me quitte pas », ou encore « Viens à moi ! » Des recettes secrètes qui sont transmises de génération en génération… Ça donne envie d’essayer… mais dans quel domaine ?

Les fruits et légumes ne sont pas tous inconnus. Je trouve de l’ail, minuscule et odorant à un vieux Grec comme moi, des cerises qui ont un goût différent, de l’oignon… mais les haricots font un mètre !

En tous les cas, toutes ces couleurs donnent le tournis ! Pupunha, ananas, cupuàçu, uxi, papaye, açai, mangue, bacuri, tapereba, etc…

Il tombe des chavanes tous les jours à Belém, en cette saison.
Une eau chaude qui dure quelques heures. Presque toujours au même moment. Ça commence vers quatre heures. Et là, gaffi ! C’est pas du smog londonien, c’est de la bonne grosse pluie. Il faut s’abriter parce que ça ressemble à de par chez nous, en Provence, quand le ciel se fout en colère.
De grasses gouttes qui commencent par tomber une par une… plif, plif, plif… comme ça, plutôt paresseusement, et qui font de grosses taches sombres sur la chaussée, dégageant ainsi une odeur bien caractéristique de goudron surchauffé et mouillé. Le rythme s’accélère rapidement.
Comme dit Nougaro : La pluie fait des claquettes…

En l’espace d’une minute, c’est un rideau de flotte qui descend de façon ininterrompue, genre déluge que n’aurait pas désavoué Noé !
Ce jour-là, je décide de visiter l’église Nossa Senhora das Mercês qui se trouve vers l’Avenida Presidente Vargas, du nom du fameux dictateur populaire. Ce lieu de culte est admirable et beau. Je contemple avec un plaisir quasi charnel les colonnes en marbre et les bois sculptés du XVIe et XVIIe siècle. Le silence et la fraîcheur relative de l’église me reposent de l’agitation de la grande cité.
J’emprunte ensuite la Rua du Quinze Novembro, un vieux coin tranquille, pour rejoindre le marché du Vér-o-Peso, et c’est là que la pluie me rattrape.
Je fonce alors, déjà aveuglé par le grain, vers un petit café qui me paraît sympa.
– Hé-ho !
L’interjection me surprend, je fais un bond de cabri.

Le cri provient du trottoir.
Je baisse les yeux sur un homme noir, hallucinant. Il est installé sur un carton ayant contenu des boîtes de préservatifs brésiliens.
Il a, juste à côté de lui, sur une assiette, des boudins de peinture écrasés, mélangés çà et là, qui font une palette multicolore. Il tient un pinceau au manche immense, avec ses dents. Et il crée avec ce matériel des petites croûtes réalistes.
Incroyable !
Car il n’a ni mains, ni bras, ni pieds, ni jambes. Un homme tronc !
Un métis crépu, assez beau. De couleur très noire, presque bleue, mais avec des traits fins, ce qu’ils appellent un « escuro ».
Faut dire qu’il y a toutes sortes de mélanges ici… On prétend qu’aux Etats-Unis, un noir est un homme qui a un grain de sang de cette couleur, tandis qu’au Brésil, il suffit d’une goutte de sang blanc pour être un Occidental.
Dans le jeu des sept familles il y a le « sarara » qui a les cheveux roux et frisés, le « chulo » couleur tabac ambré et cheveux crépus, le « cap vert », noir d’encre à cheveux plats, le « cabra », qui a l’épiderme clair et mat, le « moréno », peau dorée, cheveux ondulés, le « mulâtre », crépu et peau jaunâtre, et j’en oublie sûrement.
Mon homme est du genre envié « escuro ».
Il se tient fièrement, bien droit, pour me mater. Il balance ses yeux brûlants dans les miens, il grommelle un truc, comme quoi je devrais être attentif, que j’avais failli lui marcher dessus.

Je m’excuse.
– Com licença ! (pardon)
Il arrive à se faire comprendre en continuant de tenir le pinceau. Pour ça il tord la bouche. Ça lui fait une drôle de tête, car il porte un bouc frisé, taillé assez court. Le manche de son outil est tenu fermement tout le long de la mâchoire. Il tchatche comme ça, les dents serrées, en remuant simplement un seul coin de bouche. C’est en bougeant le cou de droite et de gauche qu’il arrive à déplacer la pointe en poils, prendre de la peinture, faire les mélanges et enfin peindre sur un bout de contreplaqué des arbres, des voitures, des enfants.
Il me fascine, je reste un moment avec lui à espincher les couleurs qui deviennent sens.
Il râle. La bâche du bar n’est pas assez grande, et toute trouée par l’humidité. Il est éclaboussé par l’eau qui tombe en rafales brutales et rebondit sur le sol.
– Sinto-me mal disposto ! (je suis indisposé)
Il en a marre, et veut que je le rentre dans le café.
Il demande de façon abrupte, il n’est pas question de refuser.
– S’il vous plaît !

Merde !
Je suis bien gêné car je ne sais comment le choper. Il rit en se gaussant de mon embarras. Il me demande si j’ai mon permis de conduire pour le déposer dans le bar, si je suis assez fort et patati et patata… Une vraie viole, et aussi un moqueur, un railleur, un taquin !

Je me décide.
– Bon, allons-y !
Je l’attrape par le milieu du corps et le soulève.
Putain, il est lourd ! On ne le dirait pas mais il est très compact.
C’est idiot, mais ça me révulse un peu de tenir cet homme étrange comme un bébé. Je rentre dans le bar et le dépose doucement sur la banquette en cuir.
– Obrigado ! (merci)
À peine installé, le garçon lui apporte une bière et une paille, apparemment c’est un habitué du lieu.
Il m’offre à boire, je m’assieds avec lui.
Il biberonne sa mousse d’un trait. Le garçon lui file sa deuxième immédiatement.
Un numéro bien au point. Et une descente peu ordinaire !
Très curieux, il m’interroge sur mon existence, d’où je viens, si je suis marié, ma profession, tout, il désire tout connaitre de ma vie. Je lui réponds de bonne grâce, j’ai l’habitude. Les gens ici sont inquisiteurs dans le bon sens : ouverts, ils veulent observer comment le reste de la planète avance.
Je déguste mon « Antartica » bien gélado, en l’observant. J’avoue que je suis curieux, moi aussi, de savoir comment l’on vit quand on est privé de tous ses membres. Mais je ne sais comment aborder la chose.
Pas évident !

À cet instant, un jeune garçon vient s’asseoir à notre table. Les yeux en amandes, il y a du sang indien dans ce regard-là.
Il me remercie chaudement d’avoir permis à son compagnon d’être protégé de la pluie. Le noir corrige.
– Je suis son ami, c’est vrai, mais aussi son associé.
Apparemment, il s’occupe entièrement de lui. Il le porte dans son appartement, lui achète les courses, tout ce qui fait difficulté à l’handicapé est assuré par cet adolescent. Les deux hommes partagent les bénéfices de son travail, c’est-à-dire l’argent que le peintre gagne avec ses peintures pour touristes. L’homme-tronc rajoute fièrement :
– Ami, associé et son futur beau-frère !
Le garçon semble gêné par cette assertion surprenante, mais il ne dit rien.
– Je vais épouser sa sœur !
Le noir est radieux, son sourire illumine sa face, je me pose des questions.
Nous discutons encore un moment, la pluie ne semble pas devoir s’arrêter, ce soir.
Puis il y a une accalmie, plaf… plaf… une jeune fille arrive.
Une vraie beauté. La peau café au lait et douce au toucher, de la soie. Un regard intelligent, une nuque émouvante.
Le peintre nous présente.
Ils s’embrassent sur les joues. Elle me regarde.
– Alors ? Comment trouves-tu ma future femme ?

Elle rit, mais ne dément pas.
Les jeunes gens ne restent pas longtemps. La girelle royale venait prendre son frérot, la famille l’attend pour une cérémonie quelconque. Faut dire qu’ici, les gens sont tous liés à une église ou à une autre, sinon à plusieurs, et il y a toujours un culte à honorer.
Un pays spirituel !
Une fois disparue, l’homme-tronc me repose la question, avec un désir très fort de réponse de ma part.
– Alors ? Belle, hein ? Comment trouves-tu que l’on s’accorde ? Parle !
Il rit devant mon air embarrassé. Il est vrai que je ne les vois pas ensemble, elle me plaît. Cette pensée me gêne, me culpabilise. Je réfléchis comment répondre, quoi lui dire qui ne le blesse pas, mais il me prend de court.
– Tu sais comment je l’ai séduite ?
Fatche !
– Non.
Je ne veux pas savoir ! Son visage se transforme en une seconde. Il grimace, c’est fascinant, horrible, j’ai devant moi un satyre. Tout le vice, la méchanceté de l’homme surgissent en un instant sur sa face. Il change même de voix, elle devient rauque et basse.
– Tu dois te demander… Comment un type sans bras peut donner du plaisir à une femme ? Hein ? Avoue !
Il roule ses yeux de manières suggestives.

Je suis figé.
Il parle, mais ses paroles viennent de loin. Avec des reptations adroites, de son corps formidablement musclé, il s’approche de moi. Son regard vrille une pointe aiguë dans ma tête.
– Hé bien je leur donne du plaisir avec ma queue !
Malgré moi je regarde sa braguette. Il est emmailloté comme un bébé dans un short. Il ricane, mauvais.
– Tu veux tâter ? Touche, vas-y !
Il me pousse avec son corps ferme, dur comme du bois.
– Allez ! Touche, n’aie pas honte !
Je tressaille, me réveille, m’éjecte de son emprise maléfique.
– Hein ?
Il est calu ! Il me prend pour ce que je ne suis pas !
Putain ce que je suis mal à l’aise !
Je secoue la tête pour me dégager, il me pousse de tout son poids, il m’accule contre le mur.
– Tu sais, le Français ? Les femmes, elles mouillent pour moi ! Parce que j’ai une grosse bite.
Je ne peux m’empêcher de jeter encore un regard sur sa brayette, et là, je ne peux manquer de constater que cet empaffé de frais, bande comme un âne ! Il rit, conscient que je l’ai remarqué, puis continue de tchatcher.
– Et puis, je les lèche… avec ma langue ! Comme ça !
Il sort de sa bouche une langue longue, longue… comme je n’en ai jamais vu. Elle s’approche inexorablement de mon visage. Dégoutté, je le repousse violemment, d’un coup sec.
Il tombe lourdement par terre, avec un cri…
– Ahhhh !

Sclaff !
Le corps fait un bruit écœurant en s’écrasant au sol.
Je suis confus, mon cœur bat la chamade, il ne bouge pas, le nez dans la sciure.
– Com licença, com licença !
Je me précipite.
Qu’est ce que j’ai fait ? Merde !
Au moment où je le prends dans mes bras, il se met à exploser. Il se gondole. Je le relâche, surpris et effrayé par son rire. Je le rattrape tout juste. Les gens, au café, commencent à se marrer aussi et tout à coup, c’est l’hystérie dans le bar.
Je comprends que c’est une farce qu’il fait souvent.
Je le pose sur la banquette, et me casse sous les quolibets, les lazzis.
Je suis furieux !
Je rentre à mon hôtel démoralisé de m’être ainsi fait mettre en boîte, d’avoir été percé aussi facilement à jour.
C’est pas seulement d’avoir fait bander un cul-de-jatte, non ! C’est que je suis culpabilisé par un sentiment dont j’ai honte.
Les handicapés me gênent.
Trois jours plus tard, je rencontre la jeune fille à la peau de soie du côté du marché. Nous sympathisons autour d’un café. Je vois que je lui plais. Au bout d’un moment, je n’y tiens plus.
– C’est vrai que vous allez vous marier avec l’homme tronc ?
Elle rit, en me regardant par en dessous.
– Qu’est ce que vous en pensez ?

– Je ne sais pas !
Elle me prend la main.
– Et bien disons que cela ne fait pas de mal qu’il raconte ça autour de lui. Ça l’amuse, et ça ne me dérange pas.
Elle crée une pause pour bien enfoncer dans mon crâne ce qui suit.
– Mais moi, j’aime les hommes qui ont tout ce qu’il faut…
En disant ça, elle m’espinche de telle façon que j’ai une chair de poule qui remonte tout le long de ma colonne vertébrale.

En fait j’ai été déçu.
Je me souvenais du carnaval qui il y a une quarantaine d’années se tenait dans la rue. Aujourd’hui c’est excentré dans la banlieue et l’on est dans les gradins comme à Rio de Janeiro, la cidade maravilhosa !
Sauf que là, les gradins… bof…

Les Princesses
Je suis arrivé dans leur dos et elles l’ont senti. L’une d'elles m’a regardé gravement, puis avec dédain, elle s’est retourné, la parade était tout de même beaucoup plus intéressante que moi !

… sauf qu’il y a ce côté marseillais dans l’inorganisation et ça c’est merveilleux !

Les plus beaux !
Ils sont arrivés en fin de carnaval, pour rendre l’avenue propre et là encore, on se serait cru dans ma ville natale tant leur laxisme faisait plaisir à voir !

Vous ne risquez pas de mourir de faim à Belém, vous aurez du mal à ne pas vous régaler !

Je donne quelques indications pour les gourmands :

Tacaca : Soupe aux crevettes avec le jus de manioc qui, cru, contient de l’arsenic. Les Indiens l’utilisent pour une pêche rituelle appellé Nivé. Mais rassurez-vous, une fois cuit le jus perd toute nocivité. Il faut aussi ajouter le jambu, une plante étrange aux effets également étranges. A manger avec du tapioca, dans la calebasse, et un tacacazeiras, qui est servi avec un rituel très très précis !
N’oubliez pas le piment !

Vatapa : Un plat aux poissons et crevettes. Avec pour lier l’arachide broyée et le lait de coco. Cuire avec l’huile de palme et n’oubliez pas le piment !

Caruru : Plat à base de gombos, crevettes, farine de châtaigne, gingembre et huile de palme.

Maniçoba : Plat de viande de porc… Saucisse, groin, oreilles, le tout boucané, mélangé avec des feuilles de manioc. Saupoudrer de « Farinha » appelée « Couac » en Guyane Française et « Gari » en Afrique. C’est du manioc gragé et cuit plus ou moins finement suivant les coutumes des pays. Normalement, ce plat ne se déguste qu’au mois d’octobre, pendant une fête religieuse de Belém, « la Cirio de Nazaré »

Atipas : C’est un étrange poisson avec l’arête à l’extérieur et surtout deux minuscules pattes qui lui permettent de cavaler doucement sur le sol ferme, et surtout il a une espèce d’appareil pulmonaire qui lui permet de circuler à l’air libre. Certains prétendent qu’il est préhistorique. Délicieux en pimentade au lait de coco, j’ai goûté ce plat magnifique en Guyane française, mais on le prépare également au Brésil.

Hum !

Re-hum !

De père grec et de mère italienne, Gilles Del Pappas est né le 14 décembre 1949 au Racati, un quartier populaire de Marseille.

Photographe, peintre puis romancier. Il a reçu le Grand prix littéraire de Provence pour l’ensemble de son œuvre et le Prix du polar lycéen d’Aubusson pour Le Baiser du Congre, son premier roman. Il est en quelques années devenu un des auteurs les plus emblématiques du polar méditerranéen.

L’Amérique du Sud, le Maghreb, L’Afrique, L’Inde… Ailleurs n’est jamais trop loin pour ce voyageur, sans cesse en quête de nouvelles cultures et de nouvelles rencontres. Mais Del Pappas, c’est aussi un amoureux de la mer, du soleil, des garrigues, de Marseille, des odeurs, des lumières, sans oublier la cuisine bien sûr pour laquelle il est toujours partant, dès qu’il s’agit de partager une sardinade entre amis.

Plus d’informations

Ses livres

attila
Attila et la guillotine sèche, Editions Vanloo, 2016
Un roman trépidant où Marius Jacob, anarchiste évadé du bagne de Cayenne, croise Blaise Cendrars et les bandeirantes au coeur de l’Amazonie.

 

la-rascasse-avant-la-bouillabaisse-del-pappas
La rascasse avant la bouillabaisse, Editions Lajouanie, 2015
Un vrai polar à la Del Pappas, sur fond de cavale de deux truands à travers l’Amérique du Sud.

 

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