Voyage des victimes de la tyrannie  par François Muller ou Louis-François Roy

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Voyage des victimes de la tyrannie, envoyés en exil et partis d'Ivry le 7 Mars 1852
France
2017
1
Départ de Fort D’Ivry
Fort D’Ivry
01.1852 - Voir la carte
2
Voyage en train vers le Havre
Fort D’Ivry – Le Havre
07.03.1852 - Voir la carte
3
Arrivée au Havre
Le Havre
08.03.1852 - Voir la carte
4
En mer
Au large du Havre
09.03.1852 - Voir la carte
5
Arrivée et départ de Brest
rade de Brest
09.03.1852 - Voir la carte
6
Du Cap Trafalgar au détroit de Gibraltar
en mer
14.03.1852 - Voir la carte
7
Arrivée en Algérie
Alger
22.03.1852 - Voir la carte
8
Fort Lazaret
Cap Matifou
- Voir la carte
9
Arrivée à Douira
Douira
26.03.1852 - Voir la carte

François Muller ou Louis-François Roy

La légende familiale racontait qu’un ancêtre avait un jour été exilé de France métropolitaine vers l’Algérie, à cause de ses idées républicaines. Un document manuscrit attestait de ce voyage. Ma grand-mère en avait hérité de son mari, qui en tant qu’aîné de la famille, en avait lui-même hérité de son mère, remontant ainsi jusqu’à la seconde moitié du XIXème siècle.

Je n’avais jusque là que des bribes d’informations. Jusqu’au jour où mon propre père m’envoya une version word du document, issue elle-même de la retranscription manuscrite de ma grand-mère à partir de l’original. L’original avait entre temps été légué à un cousin de mon père…
Je découvre alors ce témoignage, ce récit d’un exil involontaire, qui amena une famille, ma famille paternelle, en Algérie. Cette histoire me touche, m’émeut. Et je décide de contacter le cousin en question pour découvrir les manuscrits originaux, mais aussi en savoir un peu plus sur l’auteur, mon ancêtre.
C’est à que le mystère au lieu de s’éclaircir s’épaissit. Passionné de généalogie, le cousin de mon père évoque un certain flou quant à l’auteur de ce témoignage. Pour mon père, l’auteur est Louis François Roy.Thèse réfuté par son cousin. Des recherches lui ont permis de découvrir que Louis François a été arrêté plusieurs fois pour des larcins. Il lui paraît peu crédible comme auteur de ce texte. Il opte pour un autre ancêtre, François Muller.
Le texte n’étant pas distinctement signé, le mystère demeure.
Une recherche en amenant une autre, le cousin de mon père découvre que les républicains exilés en Algérie sous le second empire se sont organisés. Et qu’un certain Victor Conrard, devenu « historien » du camp où notre ancêtre a été détenu en arrivant en Algérie a transcrit les témoignages de ses compagnons d’infortune. Et que l’on retrouve effectivement certaines figures de styles et une emphase similaire dans d’autres témoignages de l’époque. François Muller ou Louis-François Roy sont-ils bien le ou les auteurs de ce texte ?

C’est dans ce contexte que je vous livre aujourd’hui ce récit. il est très certainement partiel, car de nombreuses pages du manuscrit original n’ont pas encore été retranscrites… Un long travail reste encore à faire pour découvrir toutes les facettes de cette histoire. Bonne lecture

 

E. Genoud

De nombreuses transplantations avaient peuplé la France de veuves et d’orphelins. C’est la description du voyage de ces malheureuses victimes envoyées en ALGÉRIE que je vais essayer de tracer ici le plus brièvement qu’il me sera possible.
Après avoir pour la plupart d’entre nous réussi à nous soustraire de la fureur de nos bourreaux, fatigués enfin de ces détours, de ces ruses continuelles dans lesquelles nous étions obligés de vivre pour éviter de tomber entre les mains des assassins salariés par le pouvoir et que vulgairement on nomme des gendarmes, nous résolûmes de ne plus nous cacher et de subir s’il le fallait, toutes les rigueurs du despotisme. (…) La fatale destinée s’appesantissait sur nos têtes, la fuite n’était plus possible. À quoi nous eut servi de la tenter ? À rien, sinon à rendre notre défaite plus éclatante. Aussi ne le fîmes nous pas, et, quelques jours plus tard, nous allions rejoindre nos amis dont les murs nous séparaient jadis.
Non contents d’avoir débité sur notre compte les plus noires calomnies, non contents de nous avoir enlevés à notre famille, il fallait encore nous éloigner d’elle. De temps en temps, nous avions la consolation de voir nos femmes, nos sœurs, nos enfants, ce qui ne faisait pas LEUR compte. Aussi, après nous avoir traînés de prison en prison, finirent-ils par nous écrouer au Fort d’Ivry, près de Paris, d’où nous ne devions sortir que pour quitter notre patrie, que pour entreprendre le pénible voyage d’Afrique.

Entrée du Fort d'Ivry

C’est après 3 mois de captivité, c’est-à-dire le dimanche 7 mars, vers 8 heures du soir que le directeur de Fort d’Ivry vint nous prévenir que nous ayons à nous tenir prêts, attendu que nous partions le soir même. (…)
Quelques instants après notre départ d’Ivry, les soldats avaient chargé leurs armes puis, après que les chefs qui les commandaient leur eurent adressé la recommandation toute paternelle de faire feu sur le premier de nous qui bougeait, nous nous mîmes en route. Il est probable qu’aucun d’entre nous ne bougeât, car je n’entendis pas un seul coup de fusil pendant ce long trajet qui dura un peu plus de 3 heures, qu’étant partis d’Ivry à 11 heures du soir, nous n’arrivâmes au chemin de fer qu’à 2 heures et quelques minutes du matin.
Tout était prêt pour le départ et, sitôt entrés dans les wagons, le convoi partit avec la rapidité de l’éclair. Il est bon de remarquer en passant que les wagons du chemin de fer du Havre sont divisés par compartiment de 10 personnes chacun et que, dans chaque compartiment, on avait placé 4 gendarmes qui devaient nous accompagner jusqu’à Alger.
(…) Nous marchions à toute vitesse. Nous nous arrêtâmes cependant à Vernon et à Rouen. C’est dans cette dernière que nous prîmes un citoyen arrêté dans la nuit même et que l’on expédia sans autre procès en Algérie. Ce fait n’a pas besoin de commentaire. Au milieu du XIXème siècle, on enlève violemment un père de famille à sa femme, à ses enfants, à ses amis et sans lui dire quel est son crime. On l’envoie en transportation où il doit rester jusqu’à ce qu’il plaise à sa Majesté, le prince Louis Napoléon de le rappeler dans ses foyers. Et l’on répète tous les jours, de manière à nous fendre les oreilles que la France veut être libre. ARRIÈRE ! Une pareille assertion doit s’évanouir devant les faits éclatants qui prouvent le contraire. Non ! le France ne veut pas être libre, car si elle l’eut voulu, elle eut pu empêcher le despote d’accomplir son acte d’usurpation. Et elle l’eut anéanti, car elle le pouvait.
Mais, peut-être un jour, lorsqu’elle s’apercevra de sa faute, s’empressera-t-elle de la réparer en mettant à mort le parjure.

Nous arrivâmes au Havre le 8 mars à 9 heures du matin. Après nous avoir laissés enfermés environ 1 heure, on se décida à nous faire descendre et nous fûmes placés comme à notre départ d’Ivry au milieu des soldats et des gendarmes mobiles, mais, cette fois, ce fut le 2ème de ligne qui fut chargé de nous conduire. Arrivés sur le quai qui avoisine le Vauban notre escorte forma le cercle et nous dûmes rester dans cette position pendant 4 heures.
Nous étions d’une faiblesse extrême, résultat de notre longue abstinence, car, n’ayant été prévenus de notre départ d’Ivry qu’une heure avant, il nous avait été impossible de nous munir de vivres et depuis 24 heures, nous n’avions rien mangé. Nous demandâmes la permission d’acheter un peu de nourriture pour apaiser nos souffrances mais, quelques instances que nous fissions, on nous refusa toujours obstinément.
« Vous aurez » nous dit-on « tout ce dont vous aurez besoin aussitôt que vous serez embarqués. » Nous l’eûmes en effet. Mais, comme c’est une méthode toute nouvelle de faire la cuisine et de mettre le couvert, je dois, dans l’intérêt de la science culinaire et pour l’édification des gastronomes, donner le détail de ce dîner. C’est ce que je ferai tout à l’heure.

Mais progressons par ordre.
À 2 heures et demie de l’après-midi, l’embarquement commença. À mesure que nous embraquions, des gendarmes nous faisaient descendre dans le faux pont et lorsqu’il fut plein, mais plein à regorger, ils firent arrêter la descente et placèrent le reste de nos amis dans la batterie.
Nous étions 478 détenus. Quel beau spectacle de voir ces 478 créatures humaines forcées de tenir dans un espace de 226 m2 ce qui donne 470 cm2 pour chaque personne. Un nombre égal d’oiseaux n’y aurait pas tenu à l’aise. Ceci doit suffire pour faire juger dans quelle position nous nous trouvions. Cependant cette horrible gène ne faisait pas taire nos estomacs qui, fatigués d’un si long jeûne, réclamaient impérieusement leur ordinaire accoutumé. (…) Au lieu du bouillon, ce fut du café mais du café sans sucre et fabriqué avec des pois verts ce qui, joint à l’odeur fétide et au goût insupportable de ces objets que l’on veut bien nommer biscuits, faisait de ce mélange la plus insipide nourriture qu’il soit possible d’imaginer. Cependant la faim nous pressait. Il fallut nous résigner à goûter de cet étrange mets, mais il nous fut impossible de l’introduire dans notre poitrine tant le goût était en rapport avec l’odeur.
Pendant les apprêts de ce festin, nous avions gagné le large et la plupart d’entre nous ne tardèrent pas à payer leur tribut à la mer… (…)
L’horrible pression qu’exerçaient tous ces corps qui ne pouvaient se tourner qu‘à condition de le faire tous ensemble, ne trouvant plus de résistance, emplissait aussitôt le vide que venait de laisser l’imprudent qui venait de quitter sa place. Et, à son retour, il ne pouvait pas même trouver de place pour rester debout.
Mais le soleil baissait à l’horizon et ses flots de lumière allaient bientôt s’éteindre dans les abîmes de la mer. La nuit, en un mot, venait à grands pas nous envelopper de ses sinistres ombres et dérober à nos yeux le lugubre spectacle qui s’y déroulait depuis environ 6 heures.
Comment allions-nous la passer cette nuit ?

Le paquebot, 1856, Gustave Le Gray

Ce ne fut qu’en tremblant que nous adressâmes cette question tant la réponse nous paraissait cruelle. La mer était agitée. Un roulis très fort se faisait sentir et chaque lame qui venait battre les flancs de notre prison flottante déversait dans les caisses où nous étions renfermés une énorme quantité d’eau salée. Nous n’entendions que plaintes et gémissements : tantôt, c’était un malheureux qui, brisé par les efforts continuels qu’il faisait pour vomir, demandait la mort ; une autre fois, c’était un citoyen à qui son voisin venait d’écraser la main en voulant changer de position.
Quelques-uns d’entre nous, n’étant pas atteints du mal de mer, auraient voulu au prix de leur existence pouvoir soulager leurs amis. Mais comment y parvenir ? L’eau étant renfermée dans les barils d’où on ne pouvait leur extraire que par aspiration, il était impossible de pouvoir la faire parvenir à celui qui, brisé par la maladie, était dans l’impossibilité de se mouvoir. Et lors même que nous eussions pu puiser de l’eau à volonté, comment la faire parvenir à celui qui, assis à une place diamétralement opposée à la nôtre, était éloigné de nous d’une distance de plus de 10 mètres. Il eût fallu pour cela pouvoir marcher, ce qui était impossible à moins de s’exposer à briser les bras ou les jambes de tous les citoyens qui se trouvaient placés dans ce parcours. Que faire dans cette position ? Se résigner et attendre. Ce que nous fîmes.

Enfin, les premiers rayons de l’astre bienfaisant pénétrant peu à peu par les étroites ouvertures desquelles nous recevions le jour, vinrent disperser l’horreur des ténèbres dans lesquelles nous étions plongés depuis près de 17 heures et ramenèrent avec leur douce chaleur un peu de calme dans nos esprits agités par cette nuit de douleur et d’insomnie. Mais, avec le calme les réflexions revinrent aussi et nous pûmes analyser avec plaisir les terribles vengeances que nous serions un jour en droit d’exercer. Sais-tu bien, tyran, quel compte terrible tu auras un jour à nous rendre ? Sais-tu quelle sera ta fin ? Sans être prophète, je vais te le dire, moi. Non contents de la mort ignominieuse que nous te ferons subir, non contents de traîner tes membres dans la fange des rues de la capitale, nous jetterons à la voirie les restes de ta maudite carcasse. Voilà quelle doit être la fin d’un assassin.
Cependant le vent était fort, ce qui permettait d’orienter quelques voiles dont l’effet joint à la force motrice de la vapeur nous faisait fendre rapidement les ondes.
Aussi, à voir cette frégate passer rapidement et laisser bien loin derrière elle les petits bâtiments devant lesquels elle passait, on eût cru que, sensible à nos peines, elle désirait ardemment les adoucir en abrégeant leur durée.

Aussi arrivâmes-nous le 9 vers 10 heures du soir dans la rade de Brest. À peine fûmes-nous mouillés sur nos ancres que tous nos amis qui depuis leur départ du Havre n’avaient cessé d’être malades furent guéris comme par enchantement. Le lendemain de notre arrivée, après nous avoir fait monter sur le pont, on procéda à un appel ayant pour but de séparer de nous 134 citoyens dont 120 devaient être transbordés sur la frégate à vapeur « Le Mogador » à destination de l’Afrique et les 14 autres attendre sur le vaisseau « Le Duguesclin » qu’un départ ait lieu pour Cayenne. (…) Ayant touché deux fois dans la traversée du Havre à Brest, des réparations étaient indispensables pour pouvoir continuer notre route. Aussi fûmes-nous obligés d’attendre 3 jours dans la rade que ces réparations fussent terminées, ce qui fut cause que le Mogador qui devait faire route avec nous partit seul.
Pendant la traversée, on donnait un peu de vin et on nous permettait de respirer un peu d’air pur sur le pont pendant une heure. Une fois en rade de Brest, le vin et l’air pur nous furent supprimés. Apparemment il entre dans les principes d’hygiène admis par l’État que le vin est nuisible aux personnes qui ont fait pendant 30 heures des efforts d’estomac et que l’air trop vif de la rade pourrait être funeste pour la vie. Comme des ordres précis avaient été donnés pour qu’on ne nous laissât faire aucun excès nuisible à notre santé, on fut jusqu’à nous supprimer l’eau. Celle qui nous fut donnée sentait si mauvais que, quoique coupée par 1/3 de vinaigre, il était impossible de la boire sans se boucher les narines. J’ai cru pendant longtemps et je crois encore aujourd’hui qu’il entrait de l’alcool volatile dans sa composition.

Port de Brest à marée haute, 1858, Gustave Le Gray - source Bibliothèque nationale de France.

Le 12 mars à 7 heures du soir, nous levâmes l’ancre. Et après avoir salué la rade, nous partîmes immédiatement. (…)
Les deux premiers jours de cette seconde traversée furent beaux. Mais le troisième, il en fut autrement.
Nous étions alors dans les eaux du Golfe de Gascogne. Les matelots étaient placés en dehors du bâtiment. À chaque instant, une de ces vagues terribles pouvait leur écraser la tête contre la frégate ou les emporter dans la mer. Et c’est ce qui arriva. Un homme fut emporté. Il était père de 3 enfants. Peut-être eût-on pu le sauver ? Mais dans la marine comme dans l’armée de terre, les hommes ne coûtent rien. On en fait aucun cas. Nous en eûmes une preuve dans cette circonstance, car, l’officier de quart, au lieu de faire stopper le bateau immédiatement comme cela doit se pratiquer en pareil cas, descendit à la cabine du commandant pour lui demander l’autorisation. Pendant tous ces retards, le navire marchait toujours de sorte que nous avions parcouru près d’une demie lieue lorsqu’on donna l’heure de stopper et de jeter deux bouées de sauvetage. Aussitôt cette opération terminée, on donna l’ordre de remettre en marche sans avoir égard aux supplications des ses camarades qui, les mains jointes, demandaient qu’on leur permette de mettre leurs embarcations à la mer pour aller à sa recherche. Mais, pour récompenser leur dévouement, trois d’entre eux furent mis aux fers. Voilà pourtant jusqu’où peut conduire l’habitude de l’esclavage. Ces hommes qui, quelques instants auparavant, eussent volontiers sacrifié leur vie en cherchant à en sauver une autre, subirent sans se révolter la peine qu’un homme sans pitié venait de leur infliger. (…)
Cependant, le vent diminuait sensiblement. La mer devenait de plus en plus calme. Tout faisait présager que nous en serions quitte pour quelques jours de souffrance et que nous arriverions tranquillement à Alger.

En effet, depuis 2 jours, le temps était magnifique. Nous devions doubler le Cap Trafalgar vers les 8 heures du soir et entrer ensuite dans les eaux du détroit de Gibraltar, lorsqu’une nouvelle tempête arriva et qui dura 36 heures. Pour comble de malheur, il y avait je ne sais quelle fête à bord ce jour-là. Le maître timonier et les officiers s’en prirent à nous et firent fausse route. Lorsque l’officier de quart s’en aperçut, il était temps. Nous avions 25 lieues de faites dans une direction contraire. Ce qui, joint au mauvais état de la mer, nous força d’attendre jusqu’au surlendemain dans la nuit pour passer le détroit de Gibraltar. Nous le fîmes sans accident et 2 jours après, nous étions à Alger.
(…) Nous restâmes toute la journée en rade, ayant en vue la ville.

Le lendemain de notre arrivée, c’est-à-dire le 22 mars, l’ordre du débarquement que nous attendions avec impatience arriva enfin. Quelques instants plus tard, nos pieds foulaient le sol Africain. À peine étions-nous débarqués qu’un détachement des chasseurs de Vincennes nous conduisit au Lazaret qui est, comme vous le savez, le lieu où doivent faire quarantaine les équipages et les passagers venant d’Orient. Cette mesure hygiénique n’a qu’un seul but celui de s’assurer que la peste, ce terrible fléau asiatique, ne règne pas à bord. Mais nous, venant de France, nous dont l’état de santé ne pouvait laisser aucun doute, dans quel but nous y renfermait-on ? Telle fut la question que chacun de nous adressa à son voisin, lorsque étant près d’arriver, nous pûmes lire ce mot gravé dans le marbre : Lazaret. Aucun de nous n’y pouvait répondre lorsqu’un de nos amis s’approcha et nous dit qu’il y aurait consultation des plus célèbres médecins de l’Algérie qui devaient nous guérir de la peste démocratique. Heureusement, il n’en fut pas ainsi car je crois que le remède qui eut été adopté comme étant le plus efficace eût consisté à nous fusiller jusqu’à ce que mort s’en suive.

Cet établissement dans lequel nous fûmes renfermés se compose de 2 corps de logis parallèles et reliés entre eux par des habitations particulières servant de logement aux employés qu’on avait remplacés pour nous par de la troupe. On craignait, qu’ayant contracté l’habitude de vivre entouré de baïonnettes, il nous fût impossible de dormir si nous n’avions pas la douce certitude que là, comme en France, nous étions sous la bienveillante protection de la force brutale. Quatre vastes salles situées au rez-de-chaussée, parfaitement éclairées par douze fenêtres et ayant vue sur la mer, nous furent assignées pour logement. Mais nous fûmes obligés de coucher sur le carreau, n’ayant ni paille, ni couverture. J’oubliais de dire que, dans l’après-midi, l’ordre arriva de prendre notre signalement, ce qui fut immédiatement exécuté, mais, en même temps, on nous adressait quelques questions toutes d’une absurdité proverbiale et dont on inscrivait la réponse à la colonne des observations. Voici quelques-unes de ces questions :
– « Vous plaisez-vous en Algérie ? »
– « Y fixeriez-vous volontiers votre séjour ? »
Est-il possible d’imaginer rien de plus ridicule ? Demander à un prisonnier s’il se plait en prison et s’il a quelque chose qui lui fasse aimer la liberté. Vous conviendrez avec moi que de telles questions dépassent les limites de l’absurde et qu’elles entrent dans le domaine de la folie. (…)

© http://alger-roi.fr/

En fin, le 22 mars, nous partîmes vers DouïraÏ qui est un fort-village situé à 22 kilomètres d’Alger. Jamais de ma vie, je n’ai vu de route aussi tortueuse. En effet, tout le pays que nous traversâmes, était montagneux et presque inculte. Pour tracer directement cette route, il eut fallu combler des ravins sans nombre et d’une profondeur très grande, ce qui eut occasionné des dépenses immenses. Aussi, pour éviter ces dépenses, avait-on suivi les inégalités de terrain, ce qui augmentait considérablement la distance, car je suis persuadé, qu’à vol d’oiseau, Douïra n’est pas situé à plus de 8 Km d’Alger.
Nous arrivâmes à Douïra vers midi (nous étions partis vers 6 heures). Là, nous fûmes internés dans de vastes bâtiments dont toutes les planches disjointes donnaient un libre passage à l’air et à la pluie. Notre place nous fut indiquée par un adjudant major et les fournitures du lit étaient à leur place. Elles se composaient d’une paillasse pour chacun, d’un traversin rempli de paille et d’une couverture. Pas de draps ! Pas bois de lit, mais les paillasses posées à terre et tellement resserrées qu’on eût dit un lit immense dans lequel on voyait s’agiter, après la retraite, une centaine de têtes de toutes les couleurs. C’est de la chevelure et de la barbe que je veux parler, car il n’y avait pas d’Arabes parmi nous.

Notre existence pendant les premiers jours que nous passâmes dans cette localité furent d’une monotonie désespérante. Pas le moindre incident ne vint distraire la triste uniformité de notre vie. Le matin, c’était toujours le réveil à 6 heures et une demi-heure après l’appel. À 10 h, la soupe accompagnée de 50 g de mauvaise viande et d’un pain exécrable. Le soir, du riz. C’était tous les jours la même répétition. On ne s’abordait qu’en tremblant par la seule raison que, ne sachant quoi se dire, on craignait d’augmenter les uns chez les autres l’ennui qui nous dévorait tous. Mais toute chose à son tour. Après l’ennui, vint la récréation.
Un petit incident vint animer la solitude où nous vivions, et donner matière à conversation du moins pour quelques jours. J’ai dit plus haut que le pain était exécrable. Nous résolûmes de le refuser et, pendant 3 jours, le boulanger remporta le pain qu’il avait apporté.
Des menaces de révolte se firent entendre. La garnison était très faible, aussi nous accorda-t-on le 4ème jour ce qu’on nous avait refusé les trois premiers. Et le pain détestable que nous refusions fut remplacé par un autre qui, sans être bon, était au moins passable.
Sur ces entrefaites, on vint nous prévenir un matin que nous allions recevoir la visite d’un délégué du gouvernement qui devait nous proposer d’aller défricher la plaine de la Mitidja et il va sans dire qu’on nous engageait à accepter ces propositions faites dans notre intérêt, nous disait-on.

 

(fin du manuscrit déchiffré par ma grand-mère)

François Muller, sur la photo avec sa famille, ou Louis François Roy a écrit ce texte. Mais c’est peut-être Victor Conrard, devenu « historien » du camp où mon ancêtre a été détenu en arrivant en Algérie, qui a transcrit les témoignages de ses compagnons d’infortune…

En tout cas, il raconte comment une partie de ma famille est arrivée en Algérie, pour repartir plus d’un siècle plus tard. Ce témoignage m’a passionnée, émue. J’espère que vous aussi.

 

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